Animaux

LA BULLE DE SAVON

Par Le 23/11/2020

LA BULLE DE SAVON

 

 

« Si est-il difficile de forcer les propensions naturelles. » (Montaigne)

 

Cet été, j’allai avec mon compagnon au zoo du Jardin des Plantes.

Nous passâmes devant un petit enclos transparent qui était celui des singes. Un gardien était entré et tentait de divertir les minuscules animaux qui couraient sur les branches. Il avait choisi l’un d’entre eux, le plus proche, et portait son attention sur lui. Il avait sur le bout des lèvres un bâton et se mit à faire des bulles. De jolies bulles transparentes, de taille modeste, qui volaient au-dessus des branches et partaient dans les airs. Il tentait de les diriger sur son singe, pour le faire jouer avec.

Comment réagit le petit mammifère ? Allait-il tenter de saisir la boule de ses mains ? De la faire éclater d’un coup de pattes ? Telle était sans doute l’intention du gardien. Créer un atelier d’éveil. Mais ce n’est pas ce qu’il se passa.

Non, le mignon petit singe avait peur ! Devant la bulle qui s’échappait du bâton, il recula et s’enfuit. « Viens ici, pépère ! » lui dit en riant le gardien. Les bulles se succédèrent avec toujours le même effet, le même échec. Le singe les craignait trop.

Cette anecdote m’amusa beaucoup. Elle montre à quel point les petits primates sont des êtres douillets. Avoir peur d’une bulle de savon, il faut vraiment le faire. On ne peut rêver plus doux, plus inoffensif. C’est pourtant ce qui panique un animal.

Suis-je le singe de quelqu’un ? Mon compagnon m’assure qu’il n’y a rien, que j’ai peur pour rien les jours où je dois me rendre en cours. Les bavardages des élèves qui devraient se taire en classe me semblent plus du gravier que des bulles. Angoissée, je voudrais me convaincre que je n’ai, comme le gardien de but, que des bulles à arrêter. Mais peut-être leur nombre rend-t-il ce défi difficile. Nous paraissons tous assiégés par des bulles, car notre poste d’homme nous commande de ne pas souffrir à la place d’autrui, et ce qui résonne gravement en autrui ne fait que rebondir sur notre propre surface. Cependant, il se pourrait que l’anecdote du singe soit juste : il n’y a pas de danger à vivre. Il nous manque sans doute, dans une langue que nous pourrions comprendre, l’affectueux : « Viens ici, pépère ! » qui nous rassurerait sur notre chemin. Qu’est-ce qu’une bulle après tout, à hauteur d’homme ?

Dans Animaux

Pensez aux poules !

Par Le 12/06/2020

PENSEZ AUX POULES !

 

 

 

 

       J’ai commandé sur la Toile trois paquets de gâteaux biologiques : des petits beurres au praliné, des fourrés aux figues, des spéculoos. Ils sont plus chers qu’un paquet ordinaire, ils mettent du temps pour arriver et il y a les frais d’envois. Pas une affaire pour le porte-monnaie. Mais j’y compte beaucoup.

Pourquoi ? Je viens de voir sur Internet des vidéos d’associations dites « activistes » sur les élevages des poules en batterie.

Certains élevages comptent des milliers de poules entassées dans de petites cages, où elles sont les unes sur les autres avec à peine la place de se mouvoir. Elles mangent en tendant le cou à travers les barreaux, et se déplument. Elles ne voient jamais la lumière du jour. Elles ne picorent pas au sol, ne profitent plus des éléments naturels. Tout, autour d’elles, est automatisé. Elles vivent au milieu de la cacophonie de leurs semblables, qui ne s’arrête jamais.

Ayant vécu l’enfermement à l’hôpital et le confinement, je n’ose même pas imaginer ce que doit être une vie en cage. Un enfermement sans répit. Une torture sans relâche. J’ose à peine me dire que chaque minute, chaque heure qui s’ajoutent sont une minute, une heure en trop dans la vie de ces petites poules. Que peuvent-elles faire ? Elles ne dorment que quatre heures par nuit. Que se passe-t-il dans leur longue vie infernale ? Car ces élevages industriels sont l’enfer. Elles n’en sortiront qu’au bout de plusieurs mois, pour aller à l’abattoir.

J’ai parlé de cela à un agriculteur, venu vendre ses produits locaux sur un marché à côté de chez moi. Il m’a dit :

« Mais les poules en cage ne sont pas forcément malheureuses ! Elles sont dix au mètre carré… Vous, vous êtes bien heureux, à Paris ? »

Qui est heureux en cage ? Qui est heureux entassé ? Je ne connais pas ce genre de bonheur dans le règne humain et animal.

« Les poules ont de la lumière, corrigea-t-il, on leur en met une forte car c’est la condition pour qu’elles pondent. Je me méfie des journalistes… Je suis agriculteur et je connais ces élevages, ce n’est pas si atroce que ça. Il devait y en avoir deux ou trois de déplumées, ce sont celles-là qu’ils ont filmées… Ce ne sont pas les barreaux, ce sont les poules qui se font ça elles-mêmes. »

Il pensait que l’élevage en batterie pouvait être résumé ainsi : « Il y a du pour et il y a du contre. Si vous choisissez l’élevage biologique, il faut accepter de payer les produits bien plus chers.

-Eh bien j’accepte », dis-je.

Je n’aime pas qu’on dise que tout se débat. Ce n’est souvent qu’une façon de masquer l’inhumanité d’un procédé. L’objectivité, c’est cinq minutes pour les Juifs et cinq minutes pour Hitler.

Le nœud de la discussion était ailleurs. « Il y a aussi des tomates élevées en rangs, reprit l’agriculteur… Et pourtant ça vit, ça respire… Les poules ne sont pas des créatures d’une grande intelligence ».

Voilà, parce que c’est bête, on se croit tout permis ! Pensez au bien-être des poules, par pitié ! Les animaux sont des créatures innocentes, et c’est ce qui rend particulièrement triste le mal qu’on leur fait.

« J’ai des poules, reprit l’agriculteur, elles ne sortent pas tant que cela. Elles préfèrent rester sous leur toit, c’est leur maison…

-C’est leur maison, pas leur prison », dis-je.

Les élevages industriels dans le monde s’apparentent à ce qu’un essayiste a décrit comme des « camps de concentration pour animaux ». On peut s’étonner qu’aucune législation ne regimbe à ce sujet. Seul signe d’altruisme, la volonté de plusieurs grandes marques de basculer du côté des élevages de plein air. Depuis 2019, Mac Donald n’utilise que des œufs de poules élevées en liberté, sur l’herbe. En 2021, c’est la marque Gerblé qui utilisera ce genre d’œufs. En effet, il faut savoir que l’immense majorité des gâteaux secs vendus dans les supermarchés sont faits à partir d’œufs de poules en batterie. Ce système représente 70 pour 100 de l’élevage en France.

Les œufs de poules élevées en plein air sont aisément reconnaissables : ce sont de petites boites en carton qui en font mention. Les œufs de poule en batterie sont souvent présentés dans des boitiers en plastique transparent et le chiffre « 3 » est tamponné sur la coquille.  

Vous pouvez, de votre côté, choisir de ne pas subventionner financièrement l’élevage en batterie, en faisant attention. Evidemment, on ne peut pas tout contrôler et je n’ai pas encore demandé à un restaurateur quels œufs il utilisait pour me servir. Comme les êtres humains sont égoïstes quand il est question de leur petit bien-être !

 

 

 

 

       

Dans Animaux

DANS SA BULLE

Par Le 09/05/2020

DANS SA BULLE

 

 

 

 

Rien n’est plus émouvant que d’évoquer les morts d’il y a trente ans ; j’en connus un qui vécut dans sa bulle.

Ce fut un de mes premiers attachements extra-humains.

Il s’agissait d’un poisson rouge, mais de quelle variété ? J’ignore le nom latin qui le caractérise mais j’imagine que cela sonne comme un nom de champignon.

De mon poisson rouge, j’ignorais aussi le sexe ; il me prit le désir d’en faire un mâle. Son prénom, Bubulle, rond comme une circonférence, promettait autant de variété que sa vie en aquarium ; une redite dans les syllabes faisait écho à son vendre rebondi.

C’était un très beau spécimen de l’espèce : Bubulle était rond et se mouvait gracieusement avec de grandes nageoires blanches évanescentes. Ce poisson avait des voiles. Dans le bassin, il faisait des vrilles pour s’amuser.

Il était un divertissement et j’imaginais que sa vie était pleine d’allant. Le nombre de fois où un poisson rouge peut se retourner dans un aquarium ne nous pose aucun problème : il nous faut pourtant calculer le nombre de longueurs que ces animaux retranchent de leur cerveau, pour avoir la vie supportable. C’est un miracle.

Bubulle n’était pas un animal maltraité : son aquarium était assez grand, doté d’un couvercle noir, orné de plantes ; l’eau était régulée par un filtre ; ma mère vidait et nettoyait l’ensemble. Il avait deux compagnons de nage, demeurés dans son ombre. Peut-être fut-il un poisson heureux.

Idiote comme il est donné de l’être à mon âge, je forçais Bubulle à jouer avec moi : je le poursuivais avec ma main géante. La pauvre bête s’enfuyait, paniquée. Le sadisme ne connaît aucune pitié.

Peut-être avec et en raison de ce sadisme, j’adorais Bubulle. Sa vie dura un an – ce qui est long, dans la vie d’un enfant.

Un jour, mon poisson remonta à la surface. Mon beau-père, qui venait de poser ses pieds dans la cuisine, le retira de l’aquarium et le jeta à la poubelle, comme s’il se fût agi d’un détritus. Je dormais et quand je l’appris, je fus terriblement choquée. Depuis, je défends les animaux et il me semble inconcevable qu’on les assimile à des objets, des choses non-vivantes. Je regretterai toujours que mon adorable poisson n’ait pas eu de sépulture.

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AUTOBIOGRAPHIE DE MES CHATS (partie 3)

Par Le 07/04/2020

AUTOBIOGRAPHIE DE MES CHATS, 3

 

 

 

 

 

       Je termine ici ce parcours dans la psyché des petits êtres qui peuplèrent ma vie, avec le plus original d’entre eux.

J’étais désormais en couple et il nous manquait, à nous trentenaires, un bébé dans la maison. Mon compagnon n’avait eu que des chiens ; je raffolais toujours des chattes tigrées ; nous allâmes à la Société Protectrice des Animaux de Gennevilliers.

Parmi les caisses où étaient enfermées les bêtes, je remarquai une chatte qui me parut très jolie, mais la vétérinaire nous annonça avec véhémence qu’elle avait des problèmes de dents. Je pensai que je ne saurai pas prendre ses soucis médicaux en charge, et, moins généreusement, je rabattis ma décision sur une chatte voisine, qui n’était pas mal non plus. Elle s’appelait Lisette, avait cinq ans et venait de Thionville.

Quand nous débarquâmes la petite chatte dans notre appartement, elle courut se réfugier derrière le frigo, et y resta dissimulée pendant quatre jours. Désireuse de prononcer un nom sucré, amusant, je l’avais surnommée Caramel. Elle était sauvage comme un océan. Seul son maître avait la force de rester près du frigo et de lui parler sans arrêt ; de sorte qu’il finit par l’amadouer un peu et la faire dégager de son antre. Il reproduisit ensuite ce même effort vers l’armoire.

Notre nouvelle chatte avait un tempérament fort. Elle possédait un miaulement vieux, éraillé. Elle était vite colérique, et pouvait pousser des braillements tels, quand elle souhaitait manger, que son maître s’en indignait ou, le plus souvent, en riait à gorge déployée. C’était également une petite coquine qui adorait jouer : à son âge, elle y passait un temps considérable. Nous avions des petites souris en peluche pour la divertir.

Nous avions de nombreux arrêts maladies et, dans le petit appartement parisien, nous étions sans doute des maîtres très présents. Mais, quand nous partions en vacances, nous laissions des amis garder Caramel : la plupart du temps, nous la retrouvions traumatisée.

Quand, six ans plus tard, je me séparai de son maître, ce dernier refusa de remettre le pied chez moi. Il ne devait jamais revoir son chat. C’est au bout de plusieurs mois que Caramel prit la parole, comme un petit être humain doué d’une voix grave et drôle : « Mon père, me dit-elle, m’a abandonnée. J’ai le cœur brisé. » Un an plus tard, elle ne se souvenait plus de lui. Je l’interrogeai plusieurs fois à ce sujet, lui parlai de nombreuses fois de son maître, sa réponse était invariablement non.

Caramel, l’enfant du couple dont nous riions vite, sur laquelle nous composions des chansons, avec la joie infantile propre aux trentenaires, dissimulait derrière ses habitudes de chat tigré très ordinaire un petit être humain. Elle était déjà un amour, je devins sa maman.

Même si elle parlait assez rarement, Caramel pouvait le faire dans des circonstances drôles et à but informatif. Un soir, près de chez moi, un homme voulut se suicider parce que sa copine l’avait lâchée ; cette ex appela le SAMU. « La tigresse a appelé », m’informa Caramel, en passant sur le lit. Je raffolais d’elle rien que pour ce genre de phrases.

Elle avait conscience d’être un « chat tigré », et répéta même l’expression : elle avait voulu être un être humain, elle rejetait l’animalité, mais être un chat la satisfit. Elle avait conscience des débordements d’amour que le mot chat suscite.

Sa mort à l’âge de presque seize ans, me laisse vide, blessée, démunie. Pourtant, deux semaines et demie après son décès, je la vis dans un rêve : elle m’avait suivie dans un village, plein de maisons à balustrades, de restaurants, avec un talus d’herbe, sans se perdre ni s’égarer ; le village était construit autour d’un petit lac, dans lequel elle nageait ; elle faisait tout parfaitement, comme un carré qui rentre dans un carré, et, malgré mon anxiété, elle était bien là. J’interprétai ce rêve comme le signe que tout allait là bien pour Caramel, qu’elle était entrée au Paradis et que je ne devais plus me faire de soucis pour elle. Je rêve sans cesse pour elle, mon amour, d’un ciel empli de fleurs et d’herbes au vert pommelé.  

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AUTOBIOGRAPHIE DE MES CHATS (partie 2)

Par Le 06/04/2020

AUTOBIOGRAPHIE DE MES CHATS, partie 2

 

 

 

 

 

            Une autre compagne a marqué ma vie ; je voudrais faire savoir que je ne l’ai pas oubliée.

J’étais devenue adulte, et depuis plusieurs mois, propriétaire d’un petit appartement à Paris. Il me manquait un chat, j’étais encore fada de ces petits animaux : j’allai à la Société Protectrice des Animaux et j’en adoptai un.

La chatte que je pris avait été trouvée seule sur la route ; on ignorait tout de son nom, de son passé, de son origine. Elle était pourtant étonnamment douce.

Elle avait environ cinq ans, était rayée brune sur le haut, et toute blonde quand on la retournait, avec un menton blanc et des yeux verts qui, le soir, devenaient noirs comme deux olives luisantes. Elle était d’un toucher moelleux, pareille à un gâteau, et sentait de bonnes odeurs fruitées et florales. Elle émettait de petits sons brefs, Ha ! et Hin ! pour réclamer sa nourriture, ce qui la dotait d’un charme certain. Cette délicieuse créature était un peu ronde et je l’appelai Plumpy, dodue en anglais. Sa tête était admirable.

Dès qu’elle posa un pied dans mon appartement, elle se mit à ronronner comme si elle émettait une grande lumière blanche. Je la pris dans mes bras : elle me câlina. Elle venait de comprendre qu’elle avait une maison, qu’elle était adoptée. Elle l’a su d’instinct, avec une grande intelligence.

Quant à moi, je commençai à avoir des scrupules : j’avais été seule à l’adopter, et il me sembla être devenue mère célibataire. Ce fait me donna le cafard. Mon psychiatre me permit de relativiser, en me disant que j’avais affaire à un chat ; or j’étais en pleine projection. Ses propos me permirent d’aller mieux.

Plumpy fit partie de ma vie et fut traitée avec adoration. Elle était très câline et affectueuse. Il n’était pas difficile de la faire monter dans une caisse, de la porter dans un train et donc de l’emmener en vacances : elle découvrit la maison de Talant, y mangea des crevettes, y gratta un mur, y monopolisa des chaises et un canapé. Quand nous rentrions à Paris, elle se réadaptait sans peine à la petitesse de mon appartement.

Je ne me souviens pas de ce que je pouvais lui dire. Je n’ai pas de films de cette époque. Il me reste quelques photographies de cette jolie chatte ; mon regard se porte plusieurs fois par jour sur l’une d’elle, collée sur ma cheminée, qui m’attendrit particulièrement : on y voit un petit animal au corps rond, avec un visage tout innocent et comme quémandeur de caresses.

Plumpy m’accompagna dans la vie pendant un an et demi. Un jour, elle fit une crise horrible, tirant la langue et bavant, le ventre énorme secoué de spasmes, s’étendit à terre pour tâcher d’extraire ses excréments. Le vétérinaire lui diagnostiqua une maladie rénale. Je fis mettre la bête sous perfusions pendant deux nuits, puis il fallut se résigner : Plumpy ne mangeait plus guère, ne se lavait plus, ne buvait plus que de l’eau. Son état était au plus bas. Je la fis euthanasier ; elle mourut comme une fleur, en un rien de temps, ma petite puce : elle se coucha sur le flanc, puis ce fut la dose létale, et son cœur ne battit plus. Qu’un mécanisme aussi complexe que la vie puisse être défait par un simple liquide, voilà qui me stupéfia. Je rêvai de retrouver mon chat dans un paradis matériel où elle serait indemne avec ses odeurs de peluche fruitée, son miaulement ruisselant clair, ses petites pattes qu’elle posait sur mes bras en ronronnant quand je la portais… Elle était mon bébé. Voilà douze ans qu’elle est morte ; elle me manque encore ; je l’adore et je l’aimerai pour l’éternité.

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AUTOBIOGRAPHIE DE MES CHATS (partie 1)

Par Le 05/04/2020

AUTOBIOGRAPHIE DE MES CHATS (partie 1)

 

 

 

 

 

Je tiens ici à écrire sur les chats que j’ai eus, car tout ce que la Terre compte d’aimable vaut d’être narré.

J’avais onze ans quand deux petites filles frappèrent à la porte de ma maison. Adoptées dans les premières années de leur vie, elles venaient nous apporter un chaton, trouvé dans un hangar, et nous le proposer à l’adoption. Nous nous laissâmes convaincre de prendre la bestiole pour une nuit, afin d’évaluer ensuite si nous la garderions ; or, le chaton, qui était une petite femelle tigrée, nous attendrit tellement, en tirant sur un jouet au bout d’une ficelle, que nous consentîmes à le garder. Ce petit chat possédait de grandes oreilles, « comme s’il allait s’envoler avec », de sorte qu’avec son corps sombre, ma mère eut la bonne idée de l’appeler : Mouche.

Et Mouche fut mon premier chat.

Elle devint une grosse et belle adulte. Les jolis contrastes de sa fourrure révélaient, en dessous de son corps, un grand espace neigeux. Ses yeux étaient de couleur noisette. Quand elle faisait sa toilette, elle retournait ses deux oreilles en même temps. Il lui arrivait de prendre des mines précieuses, gracieuses, pour exprimer les courants de volupté qui la traversaient.

Elle disposait d’une maison, d’un potager et d’une terrasse, dont elle pouvait sans peine franchir les lignes, comme territoire ; nous ne la suivions pas dans ses promenades, il ne lui arrivait rien ; elle était craintive. Je regrette que nous l’ayons forcée à sortir plusieurs fois de chez elle, pour un séjour dans un village perdu des Cévennes, d’où nous la ramenâmes mordue à une patte, et pour des séances chez le vétérinaire qui la mettaient au bord de la crise de nerfs : c’est là où nous lui fîmes des piqures au cou, soi-disant nécessaires pour sa santé, mais qui devaient déclencher, des années plus tard, le cancer des vaccins, une excroissance poussant juste à l’endroit où la cible a été prise.

J’étais jeune et Mouche se prit d’une amitié spéciale pour moi. De même, je l’aimais beaucoup. Malgré quelques sottises au départ, comme rire d’elle et la poursuivre dans la maison, je me mis à la dessiner et à l’associer à toutes sortes d’aventures imaginaires.

En soirée, elle venait souvent s’étendre sur le canapé de la salle à manger. Elle passait aussi le soir dans ma chambre et je finissais toujours par la houspiller parce qu’elle voulait aller et venir, ne parvenant pas à ouvrir la porte par elle-même : aujourd’hui, je regrette ce genre d’emportements. Il eût fallu être un ange tous les soirs et ne jamais lui crier dessus. Mouche avait un miaulement plaintif et il se peut que son cœur sensible ait souffert de mon impatience. Comme j’aimerais la revoir pour ne lui faire vivre que du bon temps !

Cette vie de chatte dura onze ans. Le plus inacceptable en est la fin : l’excroissance sur le cou de Mouche était devenue purulente, et nous jugeâmes, peut-être à tort, que c’était suffisant pour la croire finie. Or Mouche a eu conscience de la mort, et elle ne voulait pas mourir. A son tempérament ordinairement craintif s’ajouta son pressentiment : son euthanasie fut une catastrophe. Elle s’enfuit, fut prise en embuscade, trépigna, se débattit de terreur, me supplia, résista, réagit mal à l’anesthésie – je la revois, les yeux louchant, tirant la langue, moi devant ce spectacle, en larmes, et elle mourut après un combat horrible, dans lequel elle n’avait pas eu toute sa dignité, ce qui est encore plus déchirant. Ce fut une disparition très dure que la sienne, et, aujourd’hui encore, je regrette que tout se soit si mal passé.

Son existence avait été un peu courte mais elle avait fait le printemps avec calme et gentillesse. Elle m’a tout montré des chats, ce qui était faisable et difficile avec eux. Elle est la première de ma série des chattes tigrées, car toutes furent choisies ensuite sur le même modèle.

Quand je revois la vie de mes chats, à présent qu’ils m’ont tous été pris par la mort, il me semble que, tant qu’ils sont en vie, nous sommes là pour les aider à vivre, mais que quand ils s’en vont, c’est pour décorer un autre point du monde de leur sublime présence, remplir une autre mission, et là nous ne sommes plus rien, qu’un dé jeté dans les souvenirs.