Talant, une cité

UN BEAU-PERE SOUS UN TOIT

Par Le 13/02/2019

UN BEAU-PERE SOUS UN TOIT

 

 

 

 

 

        Je me souviens du jour où j'ai rencontré Alain B. C'était dans un petit village de Saône-et-Loire, les Varennes. La scène se déroule dans une vieille maison. Le soleil mordait la terasse en haut des escaliers de pierre. (Quelques années auparavant, mon père m'y avait donné le biberon, ce dont témoigne une photographie).

Alain B. était assis à côté de moi, sur un long banc de bois. Les coudes sans doute posés sur la table, il souriait. Il avait un grand sourire allongé. Il écoutait la conversation et y semblait immergé. Je levais les yeux vers lui et me disais, en mon for enfantin :

"Qu'il est beau ! Qu'il a l'air sympathique !"

Il y a peu, j'ai revu ce visage à Alain B. Plus de trente ans ont passé, mais il n'a pas tellement changé. En regardant le fils de mon cousin, je lui ai vu le même sourire, le même attrait, la même sympathie. Dès qu'un môme joue, il s'approche de lui et lui tend le jouet. Alain B. est un être disponible aux sourires des petits, aux amusements, aux défis, c'est pourquoi il leur plait et devient un copain de jeux.

Ma mère a eu une liaison amoureuse durable avec lui, et j'ai passé plusieurs vacances avec lui. Quand j'ai eu six ans, il m'a appris à nager sans couler. Je ne me souviens pas ensuite qu'il m'ait appris telle ou telle chose, mais nous avons partagé d'assez bons moments ensemble. Enfant, il m'a amusée grâce à des anecdotes de sa vie, menée à Lyon, dans un petit appartement célibataire, presque vide, dans lequel il gobait des oeufs crus. Il avait, aussi, cuisiné une tête de renard. A dix-sept ans, il avait perdu une de ses amies de classe, enlevée par une méningite. Il y avait quelques histoires comme cela, qui sentaient l'original.

Alain B. n'a jamais voulu donner la vie. "Je n'ai jamais voulu sortir du ventre de ma mère, a-t-il dit. J'avais déjà des rides sur le front en sortant car je voulais retourner dans le ventre. Vivement que je sois entre quatre planches."

"Ces enfants à la PMA, ce sera une suite d'abonnements au chocolat", a-t-il dit. Sur les lacunes d'une vie sans père, il a déjà le bagage possible.

Son père et une de ses soeurs ont fait les Beaux-Arts. Je me souviens de sculptures rocailleuses, épaisses, pierrales, dans un ou deux greniers de Saône-et-Loire. Il vit au-milieu des peintures, des toiles, des projets, des bricoles. Il a peint Don Quichotte sur le mur de l'escalier qui mène à la cave. Sa famille a toujours été gentille avec moi, mais je m'y suis toujours sentie assez mal-à-l'aise, sans jamais pouvoir en témoigner.

J'avais dix ans, nous nous promenions dans un grand magasin, Alain B. m'a offert un cadeau, une figurine de combattant d'un dessin animé japonais, lui qui détestait ce genre. Oh ! Cet acte désintéressé m'a vraiment réjouie.

Il ne s'est jamais occupé de mon travail scolaire, de mes lectures, de mes apprentissages, il n'était pas trop au courant de mon monde d'amis, il se trompait parfois sur mon âge. Il n'y a jamais eu d'amour, de petits gestes, de câlins entre nous et une fois seulement, j'ai voulu faire semblant de l'appeler "papa", pour voir ce que ce mot faisait. Je me suis jetée sur lui et j'ai dit : "Papa !" Il a paru surpris, le visage illuminé. J'ai ensuite éprouvé de la gêne, des remords, une honte... Ce genre de proximité avec un homme m'évoquait des queues qui se lèvent. C'est sans doute à des choses comme cela qu'on sent que ce n'est pas le père.

 

J'avais dix ans, ma mère a atteint un salaire mensuel de dix-mille francs. Je me disais qu'on allait passer chez les riches. J'étais fière d'elle.

Un an plus tard, elle a acheté une maison. J'ai eu le coeur crevé de devoir quitter mon appartement d'enfance.

Un an passa encore, et Alain B. déménagea chez nous. Il me semble avoir accueilli cette nouvelle avec une indifférence positive. En vérité, les relations qui se développèrent entre une enfant de douze, treize ans, et celui que je me mis à appeler "mon beau-père", furent catastrophiques. Il se montra dur et je me souviens avoir passé des mois dans mon lit, le soir, en pleurant et en imaginant des conversations meilleures avec lui. Je me mis à écrire des dossiers de synthèses et de recherches sur des sujets enfantins, pour remplacer un de ces interlocuteurs que je n'avais pas, puisque les vrais me rejetaient. Les gens de mon entourage proche, le voyant charmant et en sourires, comme je l'avais vu moi-même à l'âge de cinq ans, ne soupçonnaient pas le moins du monde à quel point il pouvait être difficile à vivre quand la maison fermait ses portes.

 

En première, j'eus une camarade de classe, Mlle M. Son père était mort, elle avait dix ans.

"Je l'adorais, il était l'homme de ma vie, me raconta-t-elle. Il s'est irrité un grain de beauté. Il est mort d'un cancer."

Au lycée, l'angoisse, la peur, la solitude mangeaient mon espace comme un placenta. Sentimentalement, je recherchais les hommes vieux. C'était une suite de trains bleus qui foutaient le camp. Cela stupéfia Alain B. Il était convaincu d'être l'homme idéal, qu'allais-je voir ailleurs ? Il était d'une dureté sidérante.

La mère de Mlle M., s'était remariée avec un homme qui travaillait aux éditions Verdier. La jeune fille, en mauvais termes avec lui, l'évoquait chaque jour d'un air narquois et distant : "Avec mon beau-père... mon cher beau-père... ce cher monsieur... toujours aussi agréable." En parler avec elle a dû me faire du bien.

 

Elle est bien jolie, cette maison d'adolescence, à Talant ; j'y suis heureuse enfin. Le dimanche après-midi, sur une table de la terrasse, mes yeux se jètent dans le Lac Kir, bordé de plages et d'un lacet gris. Je vois le petit New-York d'en face, la série d'immeubles blancs de Fontaine-d'Ouche. Chaque année, les feux d'artifices éclatent dans le ciel. Un plateau vert s'étend à droite. Le soleil vient border la table où je lis le recueil d'une poétesse américaine, où je travaille ma dissertation. Un voisin circule, une voisine passe, je dis bonjour. C'est un pâté de maisons collectives, il n'y a quasiment pas de grillages. D'une nature routinière, je vis des doux moments de lectures et de connaissances.

 

Il n'y a jamais eu de discussions entre Alain B. et moi. Bien qu'il soit doué du sens de l'humour, être en élocution devant lui m'est toujours difficile et demande une importante doigtée. C'est une habitude, pour nous, d'avoir été côte à côte dans la même maison, sans savoir quels étaient au juste nos liens. Il semble m'avoir très longtemps regardée de haut. A trente-neuf ans, je sens toujours chez lui un grand plaisir à m'infantiliser et à hausser la voix. Quelques épisodes sont allés trop loin.

On m'a donc demandé d'écrire sur mon beau-père, mais il n'y a rien à dire sur Alain B. Ecrire une histoire demande un peu de bonheur. L'écriture exutoire, comminatoire, relève de la chambre psychanalytique. Une proximité gênante, pesante, le sentiment de passer près d'un couvercle de cocotte-minute, quand il hante la même cuisine, un ton inadéquat de lui à moi, le fait de préférer une relation superficielle, et de ne rien oser demander, telles sont les dernières conclusions que je peux tirer à la règle, sur une histoire toute en douleurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie :

 

Christine Angot, Un amour impossible, roman, Flammarion, 2015.

Michèle Gazier, Le Nom du père, dessins de Juliette Lemontey, les éditions du Chemin de Fer, 2018.

Christiane Olivier, Les Fils d'Oreste ou la question du père, Flammarion, 1994.

Jean-Marc Bardeau, une plume du handicap.

Par Le 02/01/2019

JEAN-MARC BARDEAU, UNE PLUME DU HANDICAP.

 

 

 

 

 

      J’ai connu Jean-Marc Bardeau vers l’âge d’onze ou douze ans. Habitante de Talant, je venais de déménager dans une maison, et ma nouvelle habitation était voisine de la sienne. Nos deux jardins n’étaient pas séparés par un grillage : très proches, nous passions quotidiennement d’un seuil à l’autre pour nous adresser le bonjour ou demander des nouvelles.

      Lisant dehors, je l’ai vu des dizaines de fois descendre le petit chemin gris en pente, en lacet, de son jardin, jusqu’à la véranda. Le soir, il faisait le tour du pâté de maisons avec Janine – dont il a décrit les premiers gestes de mère dans le chapitre inaugural de son livre, Voyage à travers l’infirmité[1], signé d’une plume très belle. Je ne l’ai jamais vu qu’en famille, toujours accompagné, aidé dans ses mouvements, soutenu par sa mère et son père adoptif.

      Je pris connaissance de son handicap après avoir fait une réflexion la seule – , sur sa voix forte, caverneuse, discordante, qui sautait par-dessus les murs. Il n’était pas atteint de folie mais né « infirme moteur cérébral ». Sa démarche abîmée, un rictus souriant, le poignet tordu, étaient de ses particularités physiques qui auraient pu en faire un homme délicat à approcher. Or, loquace, adorant s’exprimer et échanger des idées, il possédait une élocution difficile et j’eus toujours besoin de la traduction de ses parents pour que ses phrases m’arrivent claires. Ainsi avons-nous quasiment toujours parlé en groupe.

      Combien d’apéritifs n’avons-nous pas faits ensemble ! Pour qu’il puisse absorber les liquides, nos voisins portaient une petite paille à la bouche de Jean-Marc. Au quotidien, il était entouré d’attention et les gestes ordinaires de ses parents se portaient, coordonnés, vers lui.

Parfois, il restait enfermé dans sa chambre, au rez-de-chaussée. Il tapait des textes à l’ordinateur. Je compris qu’il était intéressé par la psychanalyse et qu’il s’agissait d’un de ses outils de lecture. Je lus un passage de ses écrits, mais surtout le témoignage de sa sœur Sylvie, qui me causa davantage.

« Son texte m’a bouleversé, me confia Janine. Elle avait besoin de dire tout ça… Sans doute ; mais je l’ai très mal vécu. »

 

      Janine, la mère de Jean-Marc et Sylvie, était une amie. C’était une femme pleine de convictions, petite comme une Asiatique. Franche, socialiste, matérielle, elle aimait les conversations. Il lui était arrivé de vraies tragédies, dont elle ne parlait quasiment pas. Elle ne mâchait pas les choses à son fils.

Agée de quinze ans, je regardai les rayonnages du petit salon de mes voisins et demandai :

« Vous avez des livres sur les surdoués ?

-Non, répondit Janine de sa voix paisible, nous notre rayon c’est plutôt les sous-doués. »

Les intellectuels sont souvent victimes de handiphobie, je l’appris bien plus tard. Qu’est-ce qu’un imbécile ? Je n’ai même pas envie de creuser cette question.

 

      De petite taille, maigrichon, brun, Jean-Marc fut assez vite, pour moi, un interlocuteur. Associatif, iI pouvait être plein de feu et de colère et nous avons fini par ne pas parler de tout.

Ses articles dévoilent un homme qui n’a cessé de se surpasser. Chercheur indépendant, il lui arrive de faire preuve d’un savoir universitaire lumineux[2]. Il vit le handicap, et décrit ce qu’il vit ; il pense également son handicap. Il en sait les limites – il sait, aussi, la rareté de sa démarche…

« Je suis un peu en marge, m’a-t-il dit. Dans les associations, j’ai rencontré beaucoup de handicapés, mais ils n’ont pas la perspective d’écrire. Et puis il y a les chercheurs, à qui je confie mon travail, mais ils voient cela du dehors. Je suis un pied dans les deux extrêmes, à la fois. Je ne me suis pas fait beaucoup de relations. »

Certaines personnes sont tôt frappées par un malheur indépassable ; elles décident, pour réparer, et par passion, de se surpasser. Quand il est dit, dans le curriculum vital d’un homme : « Je serai étiqueté, toisé au Quotient intellectuel de 80… », et que naît le travail d’un chercheur, ce sont des barrières qu’on dynamite.

La vie, les possibilités corporelles, affectives, sociales, sont limitées : en soi, et dans les livres, il s’ouvre un monde.

 

      Un livre vient de paraître : Handicap et mort[3]. Parmi une somme d’articles, Jean-Marc Bardeau y raconte le deuil, dans un texte de neuf pages, au style sobre, maîtrisé comme une pluie sèche. Janine est morte il y a deux ans. C’est le deuil d’un homme qui a été entièrement dépendant de sa mère. Sans jargon, il donne aux lecteurs une illusion fréquente, celle du travail intellectuel : l’écrivain maitrise son malheur ; mais la fin du texte est nette : « Je n’ai pas fait le serment de ne pas abréger ma vie. »

La question du suicide assisté est lancée.

 

      Je pense à la petite maison d’un étage où vécut Jean-Marc Bardeau, à Talant. Il y a des plants de tomates chaque année. Nous en sommes à la vingt-huitième année. Quand la véranda blanche est fermée, la maison est presque silencieuse.

 

 

[1] Jean-Marc Bardeau, Voyage à travers l’infirmité, éditions du Scarabée, 1984.

[2] « De l’Accès aux connaissances à la construction de l’identité par les enfants atteints d’IMC », in La Nouvelle Revue de l’adaptation et de la scolarisation, n°50, 2010.

[3] Albert Ciccone, Handicap et mort, éditions Erès, 2019.

TALANT, une cité.

Par Le 01/01/2019

TALANT

 

 

 

                                  N’y cherche pas des couleurs paradisiaques / (…)

 

                                             Ainsi que la fumée emporte, sur des échasses,

                                             Une feuille d’érable, desséchée, mais vivante.

                     

                                             (Mandestam, poète russe)

 

 

 

Ce jour de Noel, je me suis promenée dans les rues de Talant.

 

Il s’agit de la quatrième commune la plus peuplée de Côte d’Or. Reliée à Dijon par un bon réseau de bus, séparée par trois kilomètres, Talant offre le visage d’une cité qui loge, dort, se partage entre les habitations à loyers modérées, majoritaires, les pavillons individuels, plutôt modestes, et quelques pâtés de maisons collectifs, sans grillages – où j’habite depuis l’adolescence… Dans ce département, où beaucoup de villages ne manquent pas de charme, où quantité de petites villes portent un nom associée à un écho ou à une tradition, Talant se présente comme une ville aux constructions modernes.  

 

« Bonjour, il n’y a personne dans les rues, c’est désert Talant ! dis-je à une femme mûre.

-Oh, les gens sont chez eux. Ils mangent, ils dorment un peu, puis ils font la fête. »

Je n’aime pas avoir l’air d’une journaliste, je lui dis que j’ai grandi ici.

« Moi, dit-elle, j’ai vécu six ans à Dijon, pareil j’ai habité à Paris, mais maintenant je reviens là, c’est parce que je suis seule aussi.

-Vous êtes seule ? Moi j’ai la maison de mon adolescence (je montre la direction du doigt), par contre je ne connais plus du tout les gens qui vivent ici. J’aime bien les souvenirs d’enfance, mais je n’aimerais pas revenir.

-J’aime bien parler, dit-elle, c’est le fait que mes enfants ne sont pas là.

- Dommage qu’il n’y ait pas de machine à café ici ! ».

Nous rions, elle me coupe :

« Ah – ah ! » dit-elle, elle relève que j’ai le A fréquent dans la bouche, cela vient de Paris.

« Mais j’ai fait à manger quand même aussi, chez moi, un plat de fête. Mes enfants sont trop grands. Ils n’ont pas encore de petits enfants. Tant que je ne suis pas grand-mère ils ne viennent pas.

-Oh mais j’espère que ça va aller !

-Je les ai au téléphone ! »

Elle a un petit chien, minuscule et jaune, au front plissé. Il est terriblement attaché, et se traine, gémit, à l’idée que nous nous quittions déjà, et qu’il faille rentrer.

La femme rit en s’en allant. Sa vie semble celle de milliers de locataires.

 

Quand je me promène, je suis étonnée par le jaune des immeubles. J’avais observé que les immeubles de Talant étaient pêche, violet, jaune, avec des ardoises brunes, des allées de brique rouge. Que c’était comme des gouaches et que cette esthétique colorée avait fait le charme de mon enfance. Dans cette cour cernée d’immeubles à onze étages, tout unie, je prends en plein visage, sous le ciel gris, le nombre de volets fermés et la prédominance de la couleur œuf.

Et si ce n’était plus vivable pour moi, cette ville ?

 

A l’école primaire, notre institutrice nous demanda de faire un dossier sur notre ville. Le vieux Talant, son église et son tout petit parcours historique, ne retenaient pas du tout mon attention. Je détestais l’ancien et ma cité résidentielle d’onze-mille habitants me semblait la plus belle du monde. Fondée en 1974, ou un peu avant, elle eut pour premier maire Joffre Gisclon, resté sans étiquette politique – les renseignements sur lui sont rares. L’explication de la dette talantaise est liée à la politique sociale qui fut la seule raison d’être de cette modeste ville dortoir : on y logeait des familles qui toutes avaient eu des problèmes sociaux, et il fallait que ce fut dans des espaces confortables. Que tout ce qui permette le fonctionnement humain d’une ville résidentielle soit sur place : un centre commercial, des écoles – Elsa Triolet, Célestin Freinet, mon école Jacques Prévert – puis le collège Boris Vian, plutôt difficile ; la MJC Maison pour tous, la bibliothèque Georges Brassens… Les promenades, les petits dénivelés plein de charme, la diversité des espaces, des lieux de rencontres et de jeux étaient prévus.

Ce n’était pas un lieu d’entassement. La mixité consistait en une disparité esthétique légère de pâtés d’immeubles séparés de quelques dizaines de mètres et dont les loyers étaient plus élevés.

 

Quand j’avais dix ans, une amie me raconta que sa mère était dépressive. Elle venait de divorcer. Elle était médium et des fantômes se promenaient chez elle. Son immeuble était en face du mien. Il était très laid : c’était un grand rouleau noir.

La mairie finissait toujours par être au courant de ce qui n’allait pas et appliquait une solution, souvent esthétique, au problème : les affreux rouleaux furent repeints en gris clair et de grandes lettres rouges furent gravées au bas des immeubles.

Ainsi, en ce jour de Noel, quand je longeai mon école primaire et qu’apparut, à l’horizon, l’immeuble de mon enfance, rue Rétisseys, je m’exclamai :

« Mais c’est beau, là ! »

C’était plein de charme. Une haie d’arbustes ornait l’allée. L’école était rose. Il y avait poussé des érables aux feuilles étonnantes, qui étaient devenus mes arbres préférés. Ils ont été rasés. L’immeuble où j’avais grandi, au deuxième étage, portait sa façade, orange ou jaune tendre, et ses coudes, au-dessus d’un parking clair sur lequel dormaient des platanes.

Fille unique, j’avais eu une chambre de dix mètres carrés, un appartement neuf, sans installations défectueuses, et pourvu d’un balcon. Bien que les escaliers de ces H.LM. soient restés sordides, le confort pour ses habitants était bel et bien la norme prévue.

 

               Je me souviens d’une ribambelle d’enfants.

Guy venait d’arriver du Zaïre, la France lui faisait peur. Cela lui passa vite. Il venait chez moi pour demander l’orthographe. Je faisais mes exercices le dimanche soir dans l’angoisse la plus totale.

Wilfried était un élève doué, mais son père ne l’avait jamais vu et il aurait d’énormes problèmes à l’adolescence, de drogue – portant des coups contre sa mère, une orpheline partie avec plein de difficultés et qui était capable d’offrir à une amie un service de vaisselle de sept-cents francs.

Je ne connaissais pas les enfants à l’étage. On trouvait parfois la petite sœur assise dans les escaliers sinistres, car son père buvait ou regardait un film porno.

Je passais mes journées chez ma nourrice dans le même immeuble. Ma meilleure amie était sa fille. Elle avait deux branches d’ancêtres alcooliques.

Notre ami Stéphane était le fils d’une infirmière, ses parents avaient divorcé rapidement et son père ne le prenait pas souvent. Nous participions à tous ses anniversaires. Aux aubes de l’adolescence, nous avons pris l’habitude de sa console de jeux.

Yann était mon premier petit ami, j’en fus amoureuse à six ans. Il était meneur de bande et il avait fini par développer des idées racistes.

Le racisme faisait l’objet de discussions. Cela ne se passait pas bien. Les dessins animés japonais consolaient et étaient le centre du monde.

Mustapha était fade et vomissait tous les matins. L’institutrice lui criait dessus. Il reçut des gifles.

Wafa était musulmane ; elle avait le chef couvert en dehors des cours ; elle était plutôt timide, réservée, et me disait plein de gentillesses.

Hafida était un garçon manqué, moderne, elle avait un excellent tempérament. Elle semblait fière qu’on lui parle de l’Algérie.

Marjorie était une petite fille adoptée. Elle se promenait sans arrêt avec Catherine, une autre enfant à l’adoption tardive. Toutes deux étaient très perturbées. La dernière me racontait qu’elle avait sept mères et que la septième venait de mourir dans la nuit. Quand je changeai d’habitat, elles trouvèrent ma nouvelle adresse et me firent adopter mon premier chat.

Ingrid était une petite fille sage, assez jolie. Je n’y prêtais pas très attention, elle était simplement calme, ordinaire, gentille, bien élevée. Je ne savais pas qu’elle était fille de lesbiennes et qu’adulte elle détesterait la médiocrité de tout le monde.

Moi, mon père s’était suicidé quand j’avais deux ans (la séparation, j’avais huit mois), je n’y faisais pas attention.

Il y avait toujours quelque chose mais, sauf la couleur de peau, on ne le savait pas. C’était une société d’enfants égalitaire. Sauf quant aux origines…, on ne faisait vraiment aucune de ces distinctions qui sont venues ensuite dans la tête des gens et qui ont donné des milliers de pages. Le jeu et le sport étaient très importants. Nous étions amis, ou de la même classe. Les bons sentiments devaient triompher de tout.

 

Il fait hiver, le paysage s’est dégarni. L’escalier rouge sur lequel je venais rejoindre un groupe ou envoyai le ballon, retenu dans ma mémoire comme une suite de petites marches en briques, est désormais cassé et défoncé. Les peintures des immeubles ont vieilli. On y voit des saletés, de longues traces d’eau noircies. Depuis sa fenêtre, une habitante cachée crie :

« Pour moi, la différence, c’est Marc-Aurèle ! »

Dans l’échelle des philosophes, elle fait la différence entre qui est esclave et qui est roi ; c’est cela, « les conditions sociales ».

 

Talant est une commune endettée – tout comme sa voisine, Dijon, qui demeure une ville patrimoniale, raffinée, riche en beaux bâtiments anciens ; plusieurs musées, le tourisme… Insignifiante culturellement, Talant est une ville qui ne vit que de son propre fonctionnement. Elle le rembourse presque à la même hauteur que la capitale de la Côte d’Or, avec une taxe d’habitation plus élevée que la moyenne des communes de dix-mille à vingt-mille habitants.

Toute sa vie économique tient autour d’un centre commercial. On y achète le pain, les médicaments, les journaux, on y remplit son caddie, on y a sa banque et des coiffeurs. La station d’essence et la poste sont à côté.

Après M. Gisclon, maire de Talant de 1965 à 1977, qui travailla au Ministère Chargé des Affaires Sociales, et s’occupa des Services Communs à la Santé et au Travail, vint un maire socialiste, Michel Houelle. Grâce à ces bienfaiteurs, furent habitées des rues portant le nom de Louise Michel ou de Pablo Picasso : il s’agissait de rendre hommage à un leg culturel libertaire et communiste. Les rues nous disent qu’il y eut, à la fondation de Talant, une volonté de bien loger et d’éduquer, pour que ces habitants défavorisés soient des citoyens libres et égaux.

La politique actuelle de la mairie – à droite depuis les années quatre-vingt, semble dire : « Ne faîtes pas qu’habiter ! ». Elle privilégie la construction d’une salle de concert, aux dépends du raccord des peintures et des habitations. Ainsi, après avoir misé sur les initiatives scolaires, après avoir pris soin de sa médiathèque, après la création tardive d’une église moderne et le rasage de quelques pelouses, Talant prend-t-elle la décision d’un virage culturel.

 

                                                                                 

 

 Marie-Eléonore Chartier

 

 

 

 

La citation d'Ossip Mandelstam est tirée du recueil de poésies Les Cahiers de Voronej (1935-1937), les éditions Circé, p.163.