REST IN PEACE

REST IN PEACE

 

 

 

 

       Le lundi 09 mars, ma chatte Caramel est morte.

Elle avait quinze ans et trois quarts, l’âge d’Anne Frank à son propre décès. Comme Anne Frank, elle ne sortait jamais et observait le monde le cou dressé, les pattes sur le rebord de ma fenêtre ouverte. Elle voyait alors des rubans de voitures roulant sur le béton de l’avenue de Clichy. Je rageais de ne lui offrir que du gris ; et un jour je lui ramenai des fleurs du jardin public : elle accueillit le présent odorant avec indifférence.

Caramel ne se laissait pas transporter. Cette chatte de la Société Protectrice des Animaux refusait avec violence d’être mise dans une caisse. Sur ce chapitre, je ne pouvais que céder. Cela eut pour conséquence qu’elle ne voyagea pas.

Il y a dix ans, avec son maître, j’appelai le vétérinaire à domicile. Notre chatte s’était mis une saleté dans l’oreille. Elle se montra si revêche qu’il fallut l’attraper avec une épuisette et la piquer deux fois.

Quand, lundi, le vétérinaire revint, après dix ans d’absence – Caramel, à qui je l’avais annoncé de nombreuses fois, prit une décision surprenante. Elle sauta dans la caisse que je lui avais montée de la cave. Je fermai le couvercle. Elle ne protesta pas. Elle s’y retourna quelques fois. Je lui mis de la musique jazz. Cette musique fut la toute dernière qu’elle entendit. Jadis, je lui avais aussi mis de la musique classique, sur laquelle il lui était arrivé de défaillir de volupté.

 

*

 

       Caramel avait beaucoup maigri. Depuis une semaine, elle était méconnaissable, les joues gonflées, le museau sali de bave et d’eau, le poil ébouriffé. Elle avait beaucoup de mal à engloutir sa nourriture, en éparpillait des bouts sur le sol, et je ne savais plus que lui proposer. Mauvais signe, elle n’exécrait plus ou faisait ses selles en dehors de sa litière.

Dans le meilleur des cas, n’était-ce pas une gingivite, dont des produits efficaces nous débarrasseraient ?

Une jeune femme, vétérinaire de nuit, me révéla que non.

 

*

 

       Elle sortit Caramel de sa caisse :

« Vous êtes sûre que c’est une chatte agressive ou je peux la toucher maintenant ?... Ouh, elle n’est pas en forme… Attendez, mais… Ce n’est pas une chatte qui pèse quatre kilos, ça ! »

Caramel fut déposée sur la table de la salle à manger. D’emblée, d’instinct, elle se laissa totalement manipuler.

La vétérinaire tâta sa gorge et fit observer qu’il y avait une grosseur. Cette surprise me fit comprendre que la vie avait perdu la partie.

La jeune femme tâta les intestins de ma belle et remarqua qu’ils étaient enflés aussi.

Je pleurai. Des grosseurs, c’est un cancer.

« Voilà une petite chatte au bout du rouleau », finit par lâcher la vétérinaire.

Elle prit sa température, sans que Caramel ne proteste. Le résultat afficha trente-cinq degrés et demi.

« Elle est ce qu’on appelle en phase pré-coma », commenta la jeune femme. Cette dernière tenta d’ouvrir la gueule de Caramel. L’opération s’avéra difficile. Ma chatte avait les dents « pâles ».

Nous sursautâmes : elle avait de la nourriture sous le palais. Sa gorge était tellement obstruée qu’elle ne pouvait plus avaler. Elle risquait de s’étouffer. Pas étonnant qu’elle boive autant : l’eau était tout ce qui la rattachait à la vie.

« Bref, c’est foutu, dis-je.

-Oui… » répondit doucement la vétérinaire, qui y allait avec beaucoup de doigté.

« Ecoutez, on va faire l’anesthésie, puis je vais lui mettre un catéther », proposa le médecin, sans prononcer le mot euthanasie. Sur ce chapitre, l’initiative me revint.

« Souhaitez-vous que je vous laisse un peu d’intimité avec votre chat ?

-Non ça va, vous ne me dérangez pas du tout. Vous me soutenez, avouai-je.

-Ca me soulage, ce que vous me dîtes ! C’est ma plus grande crainte, de déranger ! »

Je parlai avec Caramel, d’une voix plus joyeuse désormais. Nous lui mîmes une serviette vert-bleu afin qu’elle puisse y reposer sa tête. Elle faisait preuve d’une extraordinaire dignité, comme si elle savait que nous étions là pour la mener vers un meilleur repos. Elle ressemblait à une petite philosophe, ou à une petite sculpture. Sous la lumière dorée, se dessinait sa tête amaigrie.

« Caramel, ma pupuce, tout va bien aller… Je t’aime… je t’aime… je t’aime, je t’ai toujours aimée… Nous aurons des livres, bons, bons (il me sembla qu’elle cillait au mot livre). Tu te souviens d’Anne Frank ? »

Après l’anesthésie, ses prunelles se contractèrent. Grandes, puis petites. Des spasmes aux oreilles la parcoururent.

La vétérinaire, avec un petit ustensile, lui rasa une patte.

« Tu as une patte de poulet, Caramel », la plaisantai-je, devant la laideur du résultat. 

La jeune femme parvint à saisir une veine pour y verser le produit létal. Je hurlai de douleur.

« Tout va bien aller, maintenant, tu vas aller au paradis… Il y aura plein d’oiseaux, et plein de mamans, et plein de papas. »

Son cœur avait cessé de battre. Je pleurai plus fort. A cet instant précis, les oreilles de ma chatte se tournèrent vers l’arrière.

« Je n’avais jamais vu ça, ce genre de spasme post-mortem chez un chat, dit la vétérinaire…

-Vous savez, c’était une chatte qui n’était pas comme les autres, et je ne vous dis pas cela parce que je suis la propriétaire. »

Mon accompagnatrice saisit le petit corps mort et enroulé sur lui-même, et l’entoura d’une serviette, blanche comme la pureté des anges, que j’avais été chercher dans mon armoire. Caramel avait les poils si doux, et paraissait si belle, que je la caressais émue.

« Aurevoir Caramel », fis-je à la vétérinaire qui partait avec le corps. Je venais de payer l’incinération, et le versement des cendres dans le Jardin des Souvenirs de Villepinte.

 

*

 

       Ma chatte n’avait pas conscience de l’injustice. Quand il m’était reproché quelque chose, quand je subissais des retours de persécution, c’était, selon elle, que je m’étais rendue coupable de quelque chose. Mes lectures à voix haute m’avaient attirée des voisins mécontents, je devais mériter ces inconvénients. Une nuit, la tête sur l’oreiller, je parlai à Caramel du poète Pessoa, ce qui la rendit nerveuse. J’avais observé qu’elle tendait désormais à prendre la fuite quand je lisais. Je lui en fis réflexion ; elle posa sa langue sur ma main et me dit : « Tu n’es pas d’extrême-droite dans les livres ? » avec une bonne intonation. Ceci est la toute dernière phrase qu’elle prononça. Mon Dieu, vous qui me lisez sur ce blog, je vous supplie de me croire que ma chatte parlait, que ce n’est pas de la fantaisie ou de la folie.

Un jour pourtant, elle prit comiquement ma défense. J’étais encore secrétaire et mes collègues me faisaient plein de misères. Caramel, qui s’était fait sa propre idée sur le sujet, me sortit d’un air simple et compréhensif : « Tes collègues, toutes hypocrites, toutes nées d’un garçon », ce qui signifiait qu’elles jouaient sur le fait que je n’avais pas de père.

Désormais, mon appartement est vide. Le vide est ce qui me fait le plus mal. Il se présente à moi comme un néant définitif, un affreux cauchemar. Parfois, pourtant, je me plais encore à saluer mon chat d’une voix sonore, dont j’aime à reconnaître le timbre, comme aux jours heureux. Je n’ai touché à rien – l’appartement et mes gestes quotidiens sont encore en état pour la retrouver.

La télévision tourne dans ma chambre, pour me faire oublier le crève-cœur que j’ai.

La musique jazz est la dernière qu’elle ait entendue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Caramel 2 1 1Caramel 2 1 1 (2.19 Mo)

Caramel 3 2Caramel 3 2 (1.69 Mo)

 

Date de dernière mise à jour : 14/03/2020

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