VOYAGE AU JAPON

atikva Par Le 05/01/2024 0

Dans JAPON

 

Ce voyage au Japon a été effectué en été 2010

 

Quand je suis arrivée au Japon, j’ai jeté un regard par-dessus le hublot de l’avion et j’ai vu des montagnes couvertes d’un duvet sombre, puis des champs de riz d’un vert tendre. A l’aéroport, ma première impression du pays n’a pas été agréable : je me suis perdue, il fallait obligatoirement remplir des papiers sur l’immigration, la plupart des employés ne parlaient pas anglais et quand je suis passée au guichet j’ai eu droit à l’inspection paranoïaque d’une employée peu sympathique qui me dit :

         « Vous avez noté que vous avez une amie au Japon, Eiko Nasu, et vous ne savez pas son adresse ?

  • Non.
  • Et son numéro de téléphone ?
  • Non plus.
  • Comment est-ce possible ?
  • Je ne m’en souviens plus. »

         Pète-sec, elle prit mon passeport et m’envoya dans une pièce spéciale d’où je fus finalement relâchée sans un mot d’explication. Voici une heure depuis l’atterrissage que je courais de tous les côtés, et Eiko, mon ancienne professeur de japonais que je n’avais pas vue depuis douze ans, devait m’attendre, je ne savais où ; quand je sortis, la foule compacte et immense de ceux qui patientaient pour recevoir des voyageurs me découragea. Finalement, au bout de quelques allées et venues, j’eus la chance de croiser Eiko par hasard. Nous nous sommes embrassées chaleureusement. Elle me dit que l’aéroport de Narita était à cent kilomètres de Tokyo et qu’il fallait prendre le bus.

         Quand j’étais adolescente et qu’Eiko m’apprenait le japonais, je la considérais, bien qu’elle fût catholique, attirée par la France et célibataire, comme une Nippone typique, par sa douceur et sa réserve. Or il s’avère que chez elle, la voilà dotée d’un tempérament robuste qui lui fait dire : « Je suis très forte pour vivre seule. J’aime ça, car je suis égoïste. » Elle fume beaucoup, adore boire (elle avait d’ailleurs commandé un plein caisson de vins français) ; moi aussi j’aime beaucoup l’alcool doux, mais j’en ai honte alors qu’elle l’assume parfaitement. Elle ne veut pas laisser d’héritage mais tout dilapider jusqu’au moment de sa mort. Elle déverse son instinct maternel sur ses chats, dont le volumineux Taro, un pépère de quinze ans, si gros que, si on l’ouvrait en deux, il en sortirait trois oreillers. Quand ses amis le voient, ils s’exclament : « Mais, c’est Totoro ! » Eiko, elle, est capable d’une franchise un peu brutale, et d’une haute exigence, ainsi m’a-t-elle dit que je devais me plier aux manières de manger japonaises car me voir conserver mes manières françaises lui était pénible.

         Ce qui m’a le plus frappé, c’est son incroyable propreté. Tout chez elle est absolument net. Au bout de trois jours elle nettoyait déjà mes draps, qui étaient parfaitement propres. Elle voulait que je me relave le matin car selon elle la nuit durant j’avais dû faire des suées. Sur la cuvette de ses WC était posé de la moquette, changée régulièrement. Mais cette maniaquerie, qui m’intimidait et me faisait me sentir sale, fait du Japon l’un des pays les plus propres du monde industrialisé. Ainsi peu de Japonais, dans la rue, portent-ils le masque, contrairement à ce qu’on raconte dans nos médias. Cela se faisait dans les années cinquante, soixante, mais depuis beaucoup d’efforts ont été faits pour améliorer la qualité de l’air. Il n’y a pas de poubelles dans les rues, sauf auprès des nombreux distributeurs de boissons automatiques, et aucune ordure par terre : les Japonais jettent leurs déchets chez eux, et encore de façon triée. Ainsi Eiko avait-elle une poubelle intérieure pour le papier, une plus grosse pour le plastique, et se bornait à de tout petits sacs fermés pour la nourriture.

         Sa salle de bain était exquise. En passant une porte vitrée, on marchait sur un sol en bois troué et c’est là qu’il fallait se doucher ; ensuite, une fois propre et sans savon, on pouvait prendre un bain ; une minuterie automatique, avec un bouton violet, le remplissait entièrement d’une température de quarante et un degrés, et il y avait possibilité de conserver cette chaleur en rajoutant un capot. La volupté de ce bain, après des heures de marche, était extraordinaire.

         Ce qui rend là-bas la vie crispante, pour un Français, est l’extrême politesse des Japonais. Vous ne serez pas étonnés si je vous dis que dans les restaurants, par exemple, entre un et trois employés sont placés à l’entrée pour saluer et remercier les nouveaux arrivants. Leur langue est consacrée pour un tiers à des formules de politesse qui n’en terminent plus, les arigatoo gozaimasu, les onegai shimasu, auxquels on se doit de répondre. Moi qui n’aime pas la saleté et la grossièreté des Parisiens, je me sentais grossière à mon tour. Lorsque l’on sort du bus, le conducteur remercie tous les passagers un à un !

         Pour monter dans les transports, les Japonais font la queue-leu-leu de façon disciplinée. On quitte le bus par devant, et quand tout le monde est sorti, la porte de derrière s’ouvre pour laisser entrer les nouveaux passagers. La plupart des citadins ont une carte de transport, mais je devais acheter des billets ; pour cela, nul besoin de contact humain : il me suffisait de tirer, sorti d’une machine, un ticket à l’entrée du bus ; puis, en sortant, je n’avais qu’à le glisser, avec la somme exacte, dans une boite métallique ; si je n’avais pas de monnaie, la machine transformait mon billet de mille yens en pièces. Fait automatique dans un pays où la carte bancaire est peu utilisée.

         Je raconte tout ceci car nous connaissons très mal le Japon. Eiko m’a dit que, lorsqu’elle était en France, tous les reportages qu’elle y a vus sur son pays étaient faux. Cela me fait songer à Israël sur lequel les médias déversent régulièrement leur poubelle, en ne parlant jamais que des aspects négatifs de ce pays, et en ayant fait la nation la plus impopulaire de la planète. Eiko m’a dit que c’est parce que les Occidentaux n’aiment pas les Juifs.

         Ce qui m’a immédiatement frappée quand je suis arrivée au Japon, c’est à quel point la nature, au lieu d’être sèche en été comme chez nous, y est généreuse. Des arbres gigantesques, des feuilles grasses, de l’herbe haute, des lotus immenses, tout cela à cause de l’humidité. On comprend mieux Miyazaki après avoir vu une nature aussi riche.

         Eiko habite dans la banlieue de Tokyo, à Tachikawa, petite ville tranquille. Les habitations sont de petite hauteur, aérées, et le bâtiment où réside mon amie, s’il parait quelconque, renferme en fait un petit appartement très agréable, avec des portes coulissantes partout et la climatisation.

         Près de Tokyo, on voit comme dans les dessins animés d’innombrables pavillons résidentiels cintrés de petits jardins et de rues. Ils semblent parfois si proches les uns des autres que leurs fenêtres ouvertes pourraient se toucher. Ce sont des maisons modernes typiques, avec des balcons, des toits irréguliers, des étages de grosseur différente, de nombreuses fenêtres, une allure discrète. Souvent, un immeuble de moins de cinq étages vient crever le paysage, avec ses balconnets, ses escaliers en coude et ses corridors extérieurs saillants. Tout croule sous d’épais et nombreux fils électriques.

         Dans les quartiers approchant du centre de Tokyo comme Nakano ou Shinjuku, c’est une overdose de couleurs multiples, des enseignes énormes recouvertes de lettres immenses, des écrans géants qui diffusent leurs publicités et leur musique, des magasins entassant des milliers de produits : c’est le pays des néons. J’adore. A Nakano, il suffit de bifurquer soudain vers de petites rues perpendiculaires pour se retrouver dans un coin désert tout en restaurants traditionnels, discrets, la devanture en bois sombre, exhibant sous des vitrines des assiettes pleines de vraie nourriture pour donner un exemple de ce qui peut se commander à l’intérieur. Malheureusement, j’étais trop timide pour y entrer seule, ne lisant pas les kanji, d’autant plus qu’on ne peut se fier à la vue pour savoir quoi manger. Prenons un légume rouge, on croit qu’il s’agit de la betterave et on tombe sur un légume inconnu. Il n’y a pas de correspondances entre la cuisine japonaise, beaucoup plus diversifiée qu’il n’y parait chez nous, et la française, de sorte que chaque ingrédient étrange que l’on goûte est une surprise pour le palais.

         Quant au centre ville de Tokyo, il est oppressant de building immenses, de routes qui s’élèvent et se chevauchent ; je comprends mieux comment, dans cet univers impénétrable, ont pu fleurir des œuvres cinématographiques aussi génialement tarabiscotées que celles de ce cher Mamoru Oshi.

         Vendredi, Eiko m’a présenté mon ancienne correspondante de japonais, Sayako, âgée de trente ans, très jolie, avec des traits fins, de beaux yeux, un nez aux narines saillantes, la bouche assez pulpeuse, un teint très blanc, ce qui est rare au Japon. Lorsqu’il y a du soleil, ces dames prennent des parapluies, voire des chapeaux, pour se protéger la peau. Sayako était avec son fiancé, un garçon très sympathique et drôle aux yeux toujours plissés. Nous sommes allés dans la montagne et ce fut l’occasion pour moi d’essayer mon japonais. Eiko m’aidait dans la traduction et leur raconta mes déboires à l’aéroport :

         « Comme elle avait un tampon pour Israël sur son passeport, ils l’ont prise pour une terroriste !

  • Bonne première impression du Japon ! Elle ne ressemble pas à une terroriste, dit le fiancé en riant.
  • En fait, dis-je, aux Etats-Unis, ils ont arrêté une terroriste islamiste blonde aux yeux bleus ! »

         On marcha sous l’arc des arbres, qui nous protégeait de la chaleur suffocante. Nous arrivâmes à un temple bouddhiste, et alors qu’en France, sawaremasen, on ne peut pas toucher les monuments, ici personne ne se gêne pour tâter le bois de la porte, qui tient sans vis aucune, par un simple emboitement des poutres. Plus haut, il y avait un temple shintoïste dédié au renard, et des coups de gong très impressionnants appellent à l’office ; se succèdent alors de jeunes hommes non tondus en kimono blanc qui viennent s’asseoir pour prier.

         Dans tous les temples que j’ai vus, il y avait la possibilité de faire brûler l’encens, de jeter des pièces pour émettre un vœu, et beaucoup de Japonais, debout, sans fausse pudeur, les mains jointes, les yeux fermés, se mettent en prière devant le monument. Dans le quartier d’Asakura, au bout de deux allées de marché pour touristes, il y a un grand temple bouddhiste rouge dont la luxuriance rappelle les offices orthodoxes de la chrétienté. Dans la ville provinciale de Kamakura, ancienne capitale du Japon, se tient un immense Bouddha gris construit il y a sept cent ans, dont la paupière mesure jusqu’à un mètre !

         C’est dans un petit restaurant de la montagne que nous avons pris le déjeuner avec Sayako et son fiancé. Nous avons mangé des nouilles au sarazin. Le temps que mon professeur s’en aille fumer, j’ai pu apprendre quelques mots de français au fiancé qui n’en revenait pas de la difficulté de nos chiffres.

« Je m’appelle Suiji, fit-il enfin.

  • Hajimemashite », répondis-je, ce qui signifiait : heureuse de faire votre connaissance, et les fit rire tous les deux.

         Le plus difficile était l’absence totale de connaissances linguistiques chez eux. Les Japonais apprennent l’anglais durant six ans à l’école, mais ont un très mauvais accent et ne le parlent en fait quasiment pas. C’est pourquoi, même dans les gares, il est difficile de se repérer pour un étranger. Ce fut un peu fatigant pour moi car je m’attendais à une conversation franco-anglo-nippone toute coulante.

         Eiko revenue dit qu’autrefois j’étais une fille mignonne et toute menue, que j’étais toujours mignonne même si mon visage s’était élargi, et que cela était lié à la maladie. « Et aux médicaments pour dormir, ajoutai-je. Watashi wa maru maru (je suis rondelette) ». Après avoir fait un signe de dénégation, Sayako me demanda si je faisais de l’exercice (undo undo), à quoi elle ajouta que cela me serait bénéfique pour réussir à dormir.

         Le soir tomba et nous sommes repartis diner dans la nature. Eiko avait réservé un restaurant merveilleux. On y est accueilli par trois femmes en kimono, qui nous proposent d’abord la visite d’une maison en bordure. C’est une résidence de paysans riches vieille de quatre-cents ans, qui a été démontée et remontée pièce par pièce pour être déménagée dans cet endroit. Portes coulissantes, sol vert tissé de petites mailles, tables basses, grenier plein de vieux ustensiles rouillés, de cahiers calligraphiés, et escaliers très raides. Le jardin est splendide. De la végétation partout, à la fois contenue et omniprésente, des statues taillées en pierre, des chemins dallés, un portail, un bassin d’eau secouée par une grosse roue de bois. Nous reprenons notre trajet. Une serveuse nous amène tout au long d’un petit chemin, dans ce même décor paradisiaque, la plus belle chose que j’aie jamais vue : arbres, petites ponts, bassins miniatures, chemins intimes, son persistant des cigales et, partout autour de nous, de minuscules temples qui sont en fait des salles de restauration réservées. On nous guide presque tout au fond du jardin, vers une petite maison où nous allons nous installer. Nous enlevons nos chaussures à l’entrée, et, derrière la porte coulissante, trouvons quatre coussins ainsi qu’une table enfoncée dans le sol sous laquelle glisser nos pieds. Une jeune fille très polie, gracieuse, stylisée, en kimono vert tendre, va venir nous apporter dix plats d’affilée, de la pomme de terre gluante, de la carpe, du poisson frit, des brochettes de poulet – selon Sayako, « des plats simples qui rappellent la cuisine de la région ».

         A la fin du repas je leur ai dit à tous que mon rêve serait de parler japonais couramment et que je les enviais de maitriser une langue aussi belle, à quoi très étonnés ils me répondirent : « Le français est beaucoup plus beau que le japonais ! »

         Enfin on se leva pour aller voir les lucioles, désormais peu nombreuses dans la nature, mais toujours attraction touristique ; nous en avons aperçues quelques unes, minuscules, qui clignotaient pareilles à des satellites dans la nuit.

         Je n’ai pas osé parler à Sayako et Suiji de ma passion pour les dessins animés car celle-ci peut être mal vue au Japon, moins à cause des œuvres en elles-mêmes que de l’otakisme, ce phénomène social regroupant des jeunes gens qui refusent la vie extérieure et s’enferment dans un univers de mangas. J’ai dit à mon professeur, qui ne comprenait pas mon engouement, qu’en France ceux qui achetaient des produits relatifs aux dessins animés n’étaient pas des otaku mais des fans, qu’ils avaient des amis et d’autres centres d’intérêt et étaient bien intégrés socialement. Pour ne pas dire qu’ils sont même désormais à la page.

         La dernière journée, nous sommes allées sur ma requête dans un établissement de bains chauds. On entre dans une grande maison au sol en parquet lissé et abandonnons nos chaussures dans des casiers avec numéro et clef. On longe ensuite un restaurant très grand et haut de plafond, saluées par des Japonaises courtoises, et on arrive au vestiaire dans lequel il faut se déshabiller complètement, en gardant avec soi une petite serviette. J’étais intimidée surtout par la présence d’Eiko. A cinquante sept ans elle est mince comme un fil, un vrai corps de jeune fille, sans forme mais avec une peau parfaite. On entre ensuite dans la salle des bains en commençant par s’asperger avec un petit seau à manche que l’on plonge dans une cuve d’eau chaude. Puis on va à la douche, en s’asseyant devant un miroir, avec cuvette, soins pour la peau et les cheveux mis en bouteille ; on se frotte le corps savonné avec la petite serviette puis on passe de l’eau dessus. Une fois scrupuleusement nettoyées, on se rend aux différents bains. Il y en avait un, de couleur ocre, mais en eau minérale, avec des jacuzzis. Une vieille dame, voyant que mes cheveux tombaient, prit ma clef autour de mon poignet et m’en fit un chignon. Eiko a relevé ce fait rare car d’après elle les Japonais n’aident pas spontanément et il faut les solliciter pour cela. Il y avait aussi un bassin d’eau chaude, un sonna (pas pour moi !), des cuves dans lesquelles se recroqueviller, des lits de pierre recouverts d’eau sur lesquels dormir, un bain blanc comme du lait, sans compter le plus naturel de tous, avec des roches et de petites sources.

         En ville, j’avais vu beaucoup de jeunes Japonaises aux jambes superbes, rehaussées de chaussures à talons, et mises en valeur par des robes légères et coquettes. Beaucoup d’entre elles se font teindre les cheveux en brun clair. Pourtant, je l’ai vu aux bains, les Occidentales n’ont rien à leur envier. La plupart ont du ventre et de la cellulite, et si le corps est bien fait, ce sont parfois des fesses plates ou des seins pointant sans grâce. Moi, je n’échangerais pour rien au monde ma superbe paire de nibards. J’ai perdu huit kilos sur les dix que j’avais pris on ne sait comment, mais cela ne se voit pas encore assez.

         La veille du départ, Eiko me dit : « Je n’ai pas compris ton attitude par rapport au voyage. Je pensais que tu t’intéressais au Japon et quand je t’ai écrit deux fois pour te demander ce que tu voulais visiter, tu ne m’as rien répondu. Quand je voyage je me renseigne sur le pays où je vais. Nous sommes différentes. J’ai été déçue. » J’en aurais presque eu les larmes aux yeux. Elle reprit : « Le Japon que tu imaginais est sans doute différent du vrai Japon. » – « Je n’avais pas d’image du Japon en arrivant, me défendis-je. C’est justement parce que je n’avais pas de connaissance que j’ai voulu aller découvrir sur place. » – « Ah c’est pour ça ! D’accord je comprends mieux. Désolée. » Nous avons descendu deux bouteilles de vin et écouté des chansons japonaises comme deux bonnes amies malgré l’heure qui tournait. A l’heure de se coucher elle m’a dit : « J’aime bien te parler comme ça. Excuse-moi pour tout à l’heure, je t’ai dit des choses très dures ».

         Voici déjà trois jours que je suis rentrée chez moi, mais, malgré un voyage en avion de douze heures qui m’a semblé aisé, je suis tellement décalée que je n’ai que deux passions : dormir et me souvenir.

 

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