IL N’Y A PAS D’EAU CHAUDE
- HOMMAGE AU RER C
Un matin de juin, je vis apparaître sur les quais une femme en veste longue, beige. Ses cheveux bruns étaient coupés au carré. Pesant, dans le règne humain, autour de la cinquantaine, elle était mince, grande et dégageait, de premier abord, le sentiment de côtoyer une adulte, une herbe de civilité, ce quelque chose qu’on n’a pas trop envie de repousser. Elle monta dans la file des travailleurs ordinaires, sur les escalators. Débouchant sur la grand place qui éclatait en plusieurs escaliers, elle cria, d’un timbre grave : « Allez ! On se fout d’eux ! » Mais il n’y eut aucun heurt de foule, tant le mépris est une chose quotidienne ; « on » ou « eux », dans les villes, est un acte de diction interchangeable. En cette aurore, je ne retrouvais que les travailleurs, noirs et bruns, banalement vêtus, qui accompagnaient mes trajets. Le silence suggérait en eux une profondeur que l’emploi du français crétinisait.
Embêtée : c’est moi que la brune à veston invitait dans cette orgie moqueuse ; je craignis pour elle, mais, fort curieusement, elle resta hors de portée d’un lynchage. Elle continua, seule, ou suivie – dans son esprit –, resta proche de moi sur le grand quai sombre des trains, et cria, à la face des innombrables Noirs : « Qui veut du caca ? » Le sentiment honteux d’assister à une crise de sénilité me fit choisir la plus parfaite discrétion, puis l’oubli, tandis qu’aucune des faces africaines ne tiquait, à mille lieux de ce que l’incitation scatologique suggérait, à leur égard.
Hormis cette visite d’une probable sympathisante du Front National, à six heures et demi, sept heures du matin, j’étais, comme en ma tanière nomade, sur les quais d’une gare du Rer C, avec des floppées d’ouvriers, Noirs et Arabes, quelques Blancs plutôt taiseux. Les employés chargés de la surveillance, de la paix sociale, et des messages par haut-parleurs y faisaient un service remarquable, avec des interventions personnelles, des improvisations langagières qui transformaient les matins en tranches de feuilleton.
Je demeurais absorbée par le regard des nouveaux arrivants. Je passais mes trajets en train à écouter le « Kanopi[1] » arabe ou africain. Le déroulement de leurs conversations, par pairs ou par petits groupes de trois à quatre hommes, consistait en un résumé serré, dense, drolatique, donc spontané et brillant, de conversations et de données émises la veille. La précision de ce tour d’esprit était étonnante. Il mettait de bonne humeur. L’humour, emmaillé de mots français, apparaissait dans les raccourcis, un goût de l’évidence qui faisait fi des précautions, devenues cauteleuses, d’autres intellectuels. Les artistes, les auteurs français à la mode, y étaient nommés comme des personnages de jeu de rôle, sans que leur œuvre papier ait été très abordée. Ces gens célèbres semblaient pris en affection comme des voisins de palier dont on savait les petites histoires. Des gosses de banlieue cherchaient pour eux des surnoms puisés dans les dessins animés. Les informations me concernant étaient presque toujours justes, alors que, quand les Français de souche se prêtaient au même jeu de rôle, ils faisaient preuve de médisance ou de mythomanie – il n’y a pas d’eau chaude.
Le rôle du dos tourné : si je me penchais en arrière pour dévisager les causeurs, la langue roulante du Maghreb, la bonhommie d’Afrique noire viraient aux jappements. Même si j’étais le sujet bien-aimé du bavardage, il n’était pas question d’y introduire une femme. Ils aimaient faire sentir quelle attitude garder quand on connaissait les rapports humains sous régimes de dictature. Ceux qui se savaient brillants, par cet esprit-même, avaient conscience de n’être pas estimés par les « intellectuels français ».
La plupart des passagers se taisaient. Ces immigrés prolétaires possédaient des yeux plus grands que le langage. Les mots sont en-dessous ou dans une autre réalité, pour un emploi mineur ; on assigne au français une autre utilité. En Occident il est admis que la langue devrait dire exactement les yeux ; or, à l’exception des orateurs, des acteurs, l’expression est en impuissance permanente. L’immigré, ou le Blanc de souche, qui pense par les yeux, est un crétin dans la langue. Ce qui faisait la douceur de ces voyages en train, aux aurores : la plupart des passagers avaient des regards captivants. C’était des âmes intenses sur des vieux sièges de cuir.
Une après-midi, sur le retour, le wagon fut retourné par l’intervention d’une petite brune, très forte, carrée, portant lunettes et un pantalon vert sombre, entourée de jeunes amies riant ; dès qu’elle m’aperçut, elle explosa en imprécations pathologiques ; un Arabe d’une quarantaine d’années se mit à trembler et dit : « Tu es mendiant », puis prit la porte. La véritable extrême-droite semblait accueillie ainsi ; or, dans mon quartier, il était devenu coutumier, durant les vacances, éternités sans départs, roulements pathologiques de pensées en rond, de faire la chasse aux faciès blancs, afin d’étiqueter les Français de souche « Front National ». Des citoyens sans aveu y étaient adossés au mur, avec une batterie de mots à encaisser, et ce, sans pitié ni douceur, pour le fait de posséder des cheveux blonds. Tout Français lisant devenait un bourgeois installé, toute femme seule « une pauvre fille », un ensemble compact de physiques préservés de la Souffrance. Cette extrême-droite-là était fantasmée, désirée, comme un élément nécessaire au feuilleton vital. Même entre Français de souche, rechercher des individus d’extrême-droite devint un régal, une occasion de s’offrir un con à cogner.
Quand j’étais avec mon petit ami, un vieux marocain illettré, peu intégré à la France, qui, sans sa ferme au Maroc, emplie de famille, de vaisselles, de soleil et d’animaux, sans sa guitare à placer aux restaurants, et son sempiternel cercle arabe, sépharade, eut mené l’existence en anorak du lumpenprolétariat – il m’en offrit un, de sorte que je lui ressemblai de plus en plus ; quand cet ami, donc, tenu à l’écart des fanatismes, me demanda si j’aimais Marine Le Pen, je fus étonnée de découvrir qu’il n’était pas sûr, cependant, que son amie française n’adhère aucunement au vote du Front National. Que tout Français soit susceptible d’aimer ce vote était donc une pensée constante.
La femme d’un ambassadeur au Maroc voulut valider notre mariage, quand j’y eus dit non avec force. La nuit de noces avait dû se dérouler dans le petit appartement de son ami, sous l’œil de ce dernier, dans la promiscuité, avec un pot-de-glue devenu totalement sourd à mes aveux répétés d’épuisement.
« In’ch Allah ! » s’exclama l’ambassadrice, très Blanche coloniale pour une autre Blanche. C’était prôner l’union mixte sur le mode sympa de l’union entre culture ; les Arabes de nos connaissances ne semblaient pas tenir à un mariage forcé. Ils préféraient une relation amoureuse joyeuse, exemplaire, libre de ressentiments, détachée des tensions très violentes que générait le succès du Front National.
Le lundi qui suivit l’investiture d’Emmanuel Macron se solda par un coup de sabre sur le Rer C : les emplois du vendredi disparurent pour d’autres emplois. La proportion des travailleurs immigrés, dont j’étais devenue familière, de l’ordre de quatre-vingt-dix pour cent des passagers, tomba en un week-end à minorité. Il y eut, à la même heure et en même lieu, une invasion surprenante de jeunes « Blancs ». Peut-être un ballon lâché de l’ancien gouvernement sur la tête du nouveau.
Je pleurai.
« Elle pleure à cause du départ des colorés », dit ma directrice, avec un sourire de vraie bourgeoisie.
Au bout de quelques semaines, la norme d’avant reprit son cours.
Marie Pra, septembre 2017.
[1] Kanopi/ canopi : jeu sociable de discussion au niveau plus élevé que la moyenne, dont le but est d’être entendue, soit par les voisins immédiats, soit par une liste de destinataires sur smartphone ou portable, voire enregistrée.