POUR LES COUPS DE COEUR
Je lis en ce moment les œuvres complètes d’Arthur Rimbaud. De son vivant, il ne publia qu’Une Saison en enfer, et dans l’indifférence. Pourtant, qui oserait dire aujourd’hui que « Rimbaud est nul ? » Et que n’ayant pas publié, il reviendra, et qu’il n’est pas bienvenu dans notre librairie ?
Le journaliste ne prend que la statue en photo et passe le nez dédaigneux devant l’auteur, qui finit par prendre des notes sur lui.
Ainsi, le journaliste est célèbre dans la vie de l’auteur, ainsi apparaissent des modèles, futurs archétypes littéraires.
Pendant ce temps, le public qui vient d’un monde sans trop d’argent est heureux de s’acheter une ou deux Pléiade ; s’il fait autre chose pour un écrivain, c’est qu’il en est amoureux.
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Hier, j’ai demandé à la Librairie de Paris, regorgeant de bons livres luxueux, fond ou forme, aboutissement d’une longue chaine de sélection élitiste, française et étrangère, s’ils s’intéressaient à des écrivains et à des artistes diffusés sur format numérique.
« Non, nous ne prenons que le papier, m’a dit une vendeuse.
-Mais il existe des auteurs d’une grande qualité. Seulement l’édition est un circuit ; faute d’y être insérés, ils ne peuvent faire partie du commerce, et ils se font connaître par ce moyen.
-Nous ne voulons que le papier », a-t-elle insisté.
Donc pas question, même à titre individuel, d’un seul regard vers une autre expression que celle du circuit imprimé.
La publication crée un événement, qui lui-même permet l’insertion au sein du circuit médiatique, qui lui-même accélère la mémoire immédiate, la bonne humeur et les ventes. Le livre cesse d’y être laborieux – ou d’être une aventure non-conformiste…
Diner avec l’éditeur, rencontres encadrées avec les lecteurs, intérêt des journalistes : tout ce que fait l’auteur publié participe du lien social.
Inversement, l’absence de consécration respectable, « bourgeoise », renforce la solitude et l’humiliation des auteurs, la suspicion avec laquelle ils sont regardés, les médisances qu’ils alimentent. Les Femmes qui écrivent vivent dangereusement : tel est le titre d’un livre paru dans une série consacrée aux femmes dont les métiers, occupations artistiques et intellectuelles, sont dits dangereux. Et si c’était vrai ? Il s’agit de figures consacrées, le livre parait chez un grand éditeur commercial[1], on se dit que ça ne remue rien : la formulation et la consécration empêchent de faire le lien avec la réalité quotidienne, celle de notre présent. Les femmes qui écrivent vivent aujourd’hui des aventures aussi humiliantes ou à risque qu’au dix-neuvième siècle, époque où leur métier était risible. « Elle doit tailler des pipes », comme on a dit de moi à la radio, est vraiment drôle et moderne en comparaison de ce qu’on subit.
Je suis pour que l’enfance reste l’état d’esprit des artistes. Car que vivent ceux qui ne sont ni vraiment reconnus, ni enfants dans l’âme ?
Quotidiennement, ils reçoivent : « la qualité, ça ne m’intéresse pas. »
Cela ne vient pas que du haut, mais aussi des gens proches.
Là peut s’engouffrer une révolte véritable contre la société, retournée contre soi, qu’on ne peut pas comprendre puisque l’écriture est un loisir d’autodidacte heureux ou un luxe de grande école et que les auteurs maudits, soi-disant, n’existent plus (maintenant, contre cela, on est « ouvert d’esprit »). A la radio, le directeur de Gallimard s’est permis récemment des railleries glaçantes contre les auteurs refusés…
Pourquoi l’édition ne refuserait pas les grands talents ? Elle a bien refusé le mien.
Sartre a résumé ce qu’était la vie des écrivains américains – qui, en France, fut par conséquent la mienne[2].
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Il m’est impossible d’écrire ce texte et d’être complètement «conservatrice ».
S’avancer en disant : je veux connaître des auteurs inconnus ne me parait pas une façon d’en découvrir ; car beaucoup d’auteurs non publiés sont très décevants (avec cette bonne volonté, j’en ai lu une certaine quantité). Des éditeurs comme P.O.L. ont publié ces manuscrits d’auteurs malheureux, informes, pour que tout soit transmis au public. Je suggère donc d’y aller au coup de cœur, et de n’aller au talent que par le coup de cœur.
Il y a quatre ans, j’ai rencontré un musicien, Patrick Dubreuil, dans le métro. Jouant du saxophone, il auto-produit ses disques. Il vient de sortir un dernier compact regroupant l’ensemble de ses titres – une vingtaine : L’oiseaux et le chat, Quatre heures du matin… ; toutes sont des chansons à texte, douce-anar, au rythme blues, ballades poétiques et nonchalantes.
« C’est pénible de faire un disque, dit-il. J’y passe des heures. »
Déjà âgé, iI a vadrouillé, connu des voyous, auto-édité son livre, composé avec des amis tziganes. Il est d’une nature loquace.
Il me dit chaque fois :
« Bonjour, Marie Pra ! »
Je ne le dis pas, des gens du peuple ont cité des phrases de mes romans, téléchargés, dans les rues. On pense que je les entends parce que je fabule. Le numérique est fragile, m’a-t-on dit : ce que j’ai écrit va disparaître, comme les livres des écrivains grecs, retrouvés sur des poteries.
Sur Internet, le jeune poète Stephen Moysan livre En route vers l’horizon, une suite de haikus d’un grand charme, pleine de légèreté musicale[3].
Un inconnu, Rémi Courrier, a publié L’ombre perdue, petit texte admirable qui annonce un grand nouvelliste, s’il est possible de persister dans cet art en France[4].
La même recherche peut évidemment être appliquée aux peintres, leur travail colossal étant accessible en un rien de temps, sans qu’il nous soit jamais demandé de leur laisser une idée.
FIN.
[1] Laure Adler, Stephan Bollman, Les Femmes qui écrivent vivent dangereusement, Flammarion, 2017
[2]Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?« Situation de l’écrivain en 1947 », p.169-170, Folio essais.
[3] Adresse de publication : https://www.eternel-eclairs.fr/
[4] Mis en ligne par Short Editions.