LE SOUVENIR DE STALINE
Je vais raconter une chose qui paraitra évidente aux amateurs de voyages et aux riches habitués des relations internationales ; mais qui moi m’étonne.
Que le régime stalinien ait été un des plus oppresseurs de l’Histoire est un des lieux communs de notre culture politique :
A longueur de nuits j’attends ces hôtes chers
Qui secouent aux huis, des chaînettes les fers.
disait le poète russe Ossip Mandelstam, mort dans un camp sibérien en 1938.
Or un jour je rencontrai une vieille Géorgienne. Elle s’appelait Anna, et nous prîmes un thé ensemble. Tout à coup, elle me parla avec tendresse de Staline. Né dans la même région qu’elle, il y était toujours très aimé. Il y avait apporté beaucoup de bien.
Cela m’interpella : jamais je n’aurais pu entendre quelqu’un dire du bien de Hitler ! Mais je n’étais qu’une Française, rivée à mes références. Je les exposai sincèrement à Anna :
« En France, il nous est impossible d’aimer Staline. Il a en effet ordonné beaucoup de crimes, de morts dans les camps… Ce qui prime pour nous est la Déclaration des Droits de l’Homme, et on ne peut plus faire l’éloge de Staline après toutes ces morts. Cela nous est impossible. Nous n’avons pas l’attachement natif à la région, nous nous en tenons aux faits. »
J’ai toujours pensé que l’éloge des dictateurs choquait les morts, et qu’il était une indécence à ne pas commettre, pour ne pas faire souffrir les âmes des défunts.
Comme il était question d’échanger nos numéros de téléphone, Anna me répondit :
« Non, vous ne pouvez pas prendre le numéro de quelqu’un tel que moi ! », tout comme elle aurait dit : « Je suis indigne, je ne suis pas gentille ! »
C’était embêtant d’avoir été choquante, mais il me semblait plus important de faire prévaloir les valeurs universelles sur les héros locaux. Ainsi, à présent, je sais que des gens bien intentionnés, quelque part dans le monde, aiment encore Staline. La culture de leur pays sème le vent en sa faveur. Il n’est même pas perçu comme un dictateur, mais comme un brave.