Quand j’étais étudiante, ma professeure de japonais me fit lire la préface que l’écrivain congolais Kama Kamanda avait rédigée pour son livre, les Contes du griot. Elle travaillait sur la traduction en japonais de cette œuvre, qui paraissait en France à la même époque, en plusieurs volumes.
« Cette préface a paru prétentieuse à mes collègues », me dit-elle.
C’était des Japonais. Je lus la préface, en français, comme un commentaire composé, et n’y trouvai réellement rien de prétentieux.
On pouvait lire chez Kama Kamanda une grande fierté de la culture orale africaine, des « veillées nocturnes », un appétit jovial et poétique pour la tradition des contes. Il était heureux de transmettre ce qu’il appelait un témoignage culturel de l’Afrique Noire. Il avait la certitude de bien faire, en apportant une touche à l’humanisme universel ; mais il n’était jamais, en somme, question de lui ; or, dans les lignes japonaises, la prétention c’était précisément qu’il écrive tout cela.
Je rédigeai un commentaire de texte visant à argumenter du fait que la préface n’était pas prétentieuse, qu’elle ne contrevenait pas à la bienséance, dans l’esprit français (le Congo étant francophone). Le vocabulaire, les tournures, notre conception de l’orgueil, et ses différentes expressions, rien ne permettait de s’accorder au jugement des collègues japonais. Sa préface était celle d’un homme enthousiaste.
« Je leur ai lu ton argumentation, dit ma professeure. Je l’ai lue avec admiration et la trouve très convaincante.
-Et eux, ont-ils été convaincus ?
-Cela les a bien intéressés ».
Il me parut vaguement que quelque chose en eux n’avait pas absolument changé d’avis. Quatre ans plus tard, Kama Kamanda serait consacré écrivain invité d’honneur à l’Exposition Universelle du Japon, mais avec un autre traducteur[1].
J’étais dans le déni que cette préface soit prétentieuse, pour tout Japonais. Mon commentaire composé s’arrangeait brillamment de sa conviction qu’en français, l’enthousiasme de l’écrivain congolais restait neutre : « Kama Kamanda essaie de mettre sur le même niveau d’égalité la culture occidentale et la culture négro-africaine, tout en alléchant le lecteur français par des références connues de lui. »
*
Une génération plus tard, j’aperçus, dans le parc où j’aime aller lire, un groupe d’Africains qui se distinguait par l’un d’eux rapportant avoir écouté des discussions d’intellectuels français, pleines de références syncopées, sur le mode de kanopi.
Cette génération avait un passé, elle était réellement africaine et non pas « noire », au sens où on l’entend dans la société courante, où tout n’est plus qu’une affaire d’apparences.
Le parc ferma et nous fûmes cinq à nous retrouver devant la grille. Le soir prenait des teintes veloutées.
« Nous sommes des intellectuels », me dit une des femmes noires. Celle-ci portait un chapeau. C’était la première fois que je voyais des intellectuels au square. Ils tenaient absolument à préciser ce fait et l’énonçaient très clairement, avec conviction, sans un mot de trop. Ils paraissaient pauvres, je me demandai s’ils écrivaient ou s’ils s’exprimaient quelque part.
« Que faites-vous comme métier ? dis-je à celle qui portait ce chapeau.
-Médecin.
-Vous ne nous croyez peut-être pas, développa une autre, mais en Afrique, nous avons un excellent système éducatif. Il y a des écoles… Tous ceux qui sont présent là nous avons des diplômes. Les femmes africaines sont bien éduquées, et, contrairement à celles d’ici, contrairement à vous, nous sommes bien élevées.
-Pardon, répondis-je, je suis bien élevée.
-En France j’ai vu des appartements pleins de moisissures, s’emporta-t-elle. Les murs, tout est sale, comment les gens supportent-ils cette crasse ? Au Cameroun, il n’y a aucune moisissure, chez vous c’en est plein, vous êtes sales les Français.
-Mais puisque c’est si bien, le Cameroun, pourquoi n’y retournez-vous pas ? me mis-je en colère. Qu’est-ce que vous faîtes en France ?
-Vous n’avez pas le droit de dire cela à la dame, me reprit un jeune homme, franco-tunisien, qui les embauchait. Ne lui parlez pas mal. Et moi, je vais lui dire de vous considérer autrement.
-Et elle, elle a le droit de dire : mal élevée ? – Mais, repris-je, après un moment de flottement, elle serait bien au Cameroun, la dame, j’ai l’impression.
-Nous avons souvent des problèmes avec elle, elle est comme cela, tu as toujours fait des histoires. »
Celle qui m’avait querellée fonça assurément vers moi, je la regardai droit dans les yeux et nous butâmes front contre front comme deux bêtes taurines.
« Le parc est fermé, voulez-vous continuer la soirée avec nous ? dirent deux ou trois personnes du groupe, après des heurts et des hésitations.
-Oui, madame, pardonnez-moi de vous avoir parlé comme ça, dis-je.
- Voulez-vous venir avec nous au café ? reprirent deux des anciens. Après, cela vous oblige à rester avec nous, à nous épouser. »
Un vieil homme, barbu, emprunta le trottoir à mes côtés. Il était médecin. Il avait grandi en Côte d’Ivoire, et travaillé dix-sept ans en Ukraine. Puis il avait vécu en France. Il était spécialiste en stomatologie. Il m’expliqua longuement que c’était une médecine de la bouche, pas de l’estomac. Allez-savoir combien il ouvrit de bouches.
J’achetai au supermarché des canettes, une bouteille, des gâteaux et des chips, pour la soirée. Nous finîmes par nous regrouper sur un banc, devant la grille d’un grand parc. Le vieux, près de moi, définit la nostalgie. C’est un sentiment pour ce qui est loin. Et derrière. Devant, il existe quelque chose, mais ce ne sera jamais la même chose. C’est un sentiment très poignant, dis-je. Nous avons parlé des sentiments au fond de nous, liés à la nostalgie. J’imaginai une mer noire, une côte noire, un bateau dans l’ombre. Ce fut une soirée unie et tranquille.
Le jeune homme insista pour que le vieux médecin me raccompagne.
« Oh pauvre vous ! dit-il, comme au réveil, quand il apprit que je faisais des dessins et y mettais beaucoup de moi-même. On se voit demain… Venez au parc, vers seize heures. »
Je me dis que nous pourrions élaborer un projet, comment ? On verrait.
*
Le lendemain, au parc, je ne retrouvai que deux Africains de la veillée nocturne. Un sexagénaire, assis sur un banc, témoigna d’un étonnement extrême à me voir revenir.
« Pourquoi nous parler ? fit-il fraichement.
-Nous avons passé la soirée ensemble, sur les bancs, là-bas. Vous savez où est la femme qui portait un chapeau ? Elle m’a parlé de questionnaires. »
Il me désigna un banc dans l’angle, à l’arrière. Une femme mûre, le visage large, sans sourire, marqué de deux cernes, la tête couverte d’un chapeau rond, y parlait à un autre Africain, presque pouilleux, aux tresses noires et grises. Je remarquai encore une fois ses yeux, qui semblaient toujours humides.
« J’ai apporté des questionnaires, dis-je à la femme au chapeau. Vous souhaitez regarder ?
-Non », dit-elle.
Ou une phrase comme cela. Elle me répondit avec un air nobiliaire. Il y avait dans son expression quelque chose de japonais.
« Mais c’est vous qui m’avez parlé de questionnaire, hier… Je pensais que vous souhaitiez répondre à des questions… C’est pourquoi j’en ai préparé un.
-Montrez-moi. Nom, prénom, releva-t-elle, c’est une faute. En effet, vous obligez la personne à se nommer.
-Pardon, mais hier vous avez parlé d’amitié. N’est-ce pas normal de connaître le nom de ses amis. »
Elle parcourut les pages, et lut :
« Aimez-vous les livres, les poètes et les peintres ? Oui, cela mettez oui. »
Elle me demanda si j’agissais avec une association ; eux n’acceptaient que les démarches associatives. Elle opposa un refus sec, digne et certes blessant, à ma demande de poursuivre.
L’homme blanc qui descend vers l’homme africain reçoit une gamelle. Crier du mal de la France, rejeter une Française en tant que produit d’un système éducatif inférieur, constituaient sans doute un fantasme, un désir de très longue date, entretenu dans l’imagination d’une femme de longue expérience franco-africaine. Il a fallu que ce désir se réalise avec la personne qui acceptât de s’arrêter. Les « Blancs » se prêtant à une rencontre libre, sont, au demeurant, rares. L’orgueil clanique, la noblesse des origines, le sentiment d’appartenir à une grande civilisation méconnue, sont des hypothèses qui n’expliquent pas toute la difficulté à aborder les Africains. C’est une somme d’attitudes, profondément ancrées dans les habitudes en France, qui a fait, à la longue, ce type de rejet africain attribué à la seule colonisation. Il se peut que la France ait snobé ou expédié, de façon continue, au quotidien, les plus diplômés d’Afrique Noire. Qui le réalise, après avoir fait preuve de curiosité ou de bons sentiments, en prend pour le grade de plusieurs décennies. Sans doute en eût-il été autrement au temps de la jeunesse. La jeunesse des anciennes colonies est passée sans qu’il y ait eu d’affrontements, de rencontres égales, de places attribuées. Produire un discours devant « une Française » devait être – « je lui dirais ceci, cela, je lui ferais sentir que… » Le tableau s’empesa et se noircit avec les années, sans échappatoire.
Je ne le justifie pas, il faut être cuirassée pour supporter des accusations.
Aujourd’hui, beaucoup espèrent justifier le désir de rester entre soi, entre semblables, à son rang ou avec une identité commune. Ce me semble une aspiration répandue. Au final, les beaux livres, les histoires et les arts sont l’un des seuls liens universels qui n’est pas très difficile ou que les gens ne renient pas.
[1] Eiko Nasu fut référencée ultérieurement comme « traductrice de littérature française », pour la seule traduction en japonais de « Jour de souffrance », roman de Catherine Millet, en 2012. Source : Web NDL Authorities.