UN EPISODE RACISTE, L’ACIDE NOIR
Il y a plusieurs années, mes nuits et celles de mon compagnon étaient interrompues par le tapage de nombreux Africains sortis des bouis-bouis. Parfois jusqu’à trois heures du matin, on les entendait se quereller, échanger d’une voix plus forte qu’il ne fallait. Ou bien ils amenaient les voitures, des caisses énormes. Ils paraissaient drogués ou complètement étrangers aux règles du savoir-vivre, de la communauté, qui exigent qu’on se plie à des horaires et à une certaine discipline du silence. Nous ne pouvions plus dormir et nous les vomissions. Quand nous en avions par-dessus la tête, mon compagnon la plupart du temps, ouvrait grand la fenêtre et se mettait à hurler sur eux. Les Noirs relevaient la tête, qui paraissait une aiguille vue de loin, se taisaient deux minutes et revenaient au feu de leurs cris peu après. Une fois, ce fut moi qui hurlai, des mots racistes.
Cette situation insomniaque devait peu durer et nous pensâmes nécessaires d’alerter les services publics. La police, qui nous répondit au bout de plusieurs mois, ne pouvait pas faire grand-chose. Une partie du tapage était dû à un café de vis-à-vis qui ne portait pas sa licence. Nous pouvions le dénoncer. Ce que nous fîmes dans une foule de courriers recommandés destinés à présenter notre problème aux gens dits compétents – dont la mairie.
Mon compagnon devenait horripilé par les Noirs africains du quartier et releva leur refus de s’intégrer dans plusieurs situations. Il me proposa d’en faire un récit qui expliquerait, ainsi, ce que nous vivions au jour le jour. Quand il reviendrait des courses, il me raconterait ce qu’il aurait entendu, et je pourrais le noter pour l’incorporer à mon histoire. Nous appelâmes ce texte : L’Acide Noir.
Plusieurs choses qui débordaient du cadre des tapages nocturnes – et parfois diurnes ! – s’exprimaient dans nos pensées, comme la gêne et la colère que nous éprouvions à voir les poussettes énormes des Noires dans les bus.
Lorsque je relus l’Acide Noir deux ou trois ans plus tard, c’est sur un livre raciste d’une grande violence, même si plein de verve, que je suis tombée. Car, à l’époque de l’écriture, nous n’avions pas conscience de commettre une entorse morale. Nous décrivions une situation de cacophonie, de débordements, d’injustice. Nous n’éprouvions aucun scrupule à critiquer les Noirs.
Mon compagnon suggéra que nous prévenions aussi le Front National. Quand j’étais enfant, ce parti politique était la pire des horreurs, il faisait peur et il était hors de question de s’y apparenter. Je dis : « Bon, et bien nous verrons pour le coup s’ils se sentent aussi concernés que dans leurs discours. » Nous leur envoyâmes un recommandé, comme aux autres services, et je pris le combiné pour appeler leur comité central.
« Nous ne pouvons rien faire pour vous », répondit la femme du Front National, d’une voix peu investie, au bout du fil.
Cet échange nous révéla qu’ils s’étaient même moins intéressés que la moyenne à notre histoire.
La plupart des quelques gens proches qui avaient lu l’Acide Noir ne nous traitèrent pas de racistes. Un ami dessinateur parlait des enfants noirs ou des jazzmen… procédés fréquents face à des gens atteints de négrophobie. Dans ces moments-là, je n’éprouvais rien. Ces mots tombaient dans un panier vide. Il me semblait entendre des évidences. Ça n’avait rien à voir avec ce qu’il se passait dans ma rue laide.
L’été vint, et je pus rencontrer un responsable à la mairie. Je ne me souviens plus comment les tapages cessèrent. La population africaine qui avait fait tant de mal à la rue se calma ou disparut. Des mois vides suivirent qui ont complètement fui de ma mémoire.
Aujourd’hui, je suis un soutien du Comité des Sans-Papiers de mon arrondissement. J’éprouve du plaisir à être en compagnie des Africains dont j’aime la simplicité, la chaleur humaine, les accents plein de drôlerie, les tragédies latentes, le côté à fleur de peau, l’évident prolétariat. On guérit du racisme, ou on peut en guérir ; et, en tel cas, c’est comme s’il y avait une vie avant, une vie après. Je suis contente d’être revenue à ma vraie nature, qui est pleine de positivités. Et je souhaite le même trajet aux gens qui, assombris contre une population, ont choisi le vote le plus extrême.