EN FRANCE, UN CHAT PARLE FRANCAIS
Ce texte est élaboré à partir d’observations. Il ne s’inscrit pas dans un programme de recherches diplômées en sciences naturelles.
L’idée d’initier un chat au langage ne m’est pas venue à l’esprit. Lors d’un séjour dans un village enneigé, sous le toit d’un jeune couple de vétérinaires hébergeant trois vies de chats, je constatai que les petits félins intégraient dans leur champ de volupté les mots des humains et le ressac de leurs phrases poétiques. Un mâle roux avec qui je fis, en présence de mon compagnon, une lecture de Montaigne, ponctuée d’éclats de rire bon enfant, revint, dès cet épisode sonore, se coller systématiquement en boule contre le lit de notre chambre.
Notre chatte Caramel se mit à articuler le français après le départ de son maître. Elle nous avait vus échanger, nous aimer, nous esclaffer de rire en lisant de grands auteurs de littérature, il n’était pas surprenant que le français fût pour elle associé à un liquide amniotique, un théâtre ludique, à des occasions d’affection, et non à un jet de tirades dont elle pouvait rester exclue. Or, son maitre n’étant plus là, le lit conjugal rétréci, elle quitta ses chaises, paniers et tissus d’armoire puis vint bondir sur ma poitrine, y collant son buste plat tel une collerette d’escargot, de sorte que sa tête ronde, aux yeux pleins et naïfs, en vint à surplomber mon visage comme une immense statue de bonze parlant.
Et elle se mit, chaque nuit, à tirer la langue sous mes yeux, à produire des tirades vives comme des lapements d’air, et ces mouvements de langue articulèrent des phrases de français.
On sait déjà que plusieurs espèces d’oiseaux, comme les psittacidés et les corvidés, possèdent la faculté de répéter puis d’assimiler notre vocabulaire ; que des syllabes françaises s’intègrent à la bande-son d’un concert de trilles, de piaillements, que l’orgue au fond de la fine trachée des volatiles soit à même de nous répondre, je fus très étonnée de le constater lors de promenades dans un bois de l’Essonne, devenues stage gratuit en éthologie ; mais le plus étonnant n’était pas que des oiseaux puissent ressembler à l’Homme ; je fus bouleversée d’apprendre qu’ils étaient aussi lettrés, aussi nerveux, aussi drôles et aussi moraux que des chats, avec, en plus, un orgueil autoritaire au bout de la syrinx.
Caramel est une femelle tigrée. La lumière de ses yeux verts me captive. Eteinte sur le lit, arrondie comme un nid de moineaux, elle relève la tête et me jette soudain cette phrase narquoise :
« Ah oui, parce que ton i est resplendissant ! »
Un i est un intellect. C’est le signal sonore, impertinent, d’un chat qui désire entendre une nouvelle lecture, ou redresser sa maîtresse, éteinte par une journée de travail, en activité.
Je lui ai choisi la Nouvelle histoire de l’Homme[1], l’ouvrage d’un paléoanthropologue. Je lui lis des chapitres sur l’homme et l’animal, ou comment, en plusieurs siècles de pensée, l’être humain en vint à rejeter l’animalité du côté du Mal. J’observe ses yeux plissés, sous le front tigré qui accueille le petit cristal de la lecture. Une voix d’enfant adoucit l’alarme du propos.
Les mots « pire », « diabolique », « massacres » sont sortis. Je repose l’ouvrage savant. La chatte vient se blottir sur ma poitrine et me montre sa joue, les yeux en amande, avec des cils de séduction, un air précieux, de la joliesse, un déploiement de gentillesses gracieuses. Ce froufroutage plein d’agrément me surprend comme une proposition de caresses bien au-delà de nos échanges ordinaires. La chatte a l’air si innocent que sa séduction arrache des anges sur le toit des lunes.
« Si tu es un animal, tu es misérable », me dit Caramel.
Mon chat avait ainsi retenu la substance de cinq pages d’un disciple de Claude Lévi-Strauss.
Craignant pour la santé de mon animal, je lui expliquai longuement que les êtres humains pensaient que lui ne pensait pas, et qu’il m’était également arrivée d’être taxée d’idiotie par des inconnus. Que ce n’était pas agréable. Elle dégusta mon visage de ses yeux pleins et noirs. Ses poils plus soyeux qu’à l’ordinaire faisaient songer à ceux d’un petit phoque. En ronronnant, elle observa fixement, comme jamais, mes lèvres – qui se gardaient d’articuler.
Outre les lapements, qui lui permettent de prononcer toutes nos voyelles, et d’utiliser à la suite nos consonnes, avec un escamotage du r, cependant, avalé comme une petite purée, le chat parlant français utilise un autre organe. Plus épidermique, il s’exprime dans le frétillement chaloupé d’un corps qui marche. Des frissons vocaux, des trilles, émanent du buste déplié et se répandent, telles des particules affectives, dans lesquelles on distingue des mots. C’est le chat désirant faire parler son accordéon. « Ma maman !», me dit son corps en promenade sur le parquet, bouleversé par la lecture. Phrases de courte ampleur, chaudes et craintives.
« Elle est mon orpheline de nouveau », dit la chatte en m’escaladant quand je rentrai d’un voyage où je m’étais fait rosser. Dans le registre du corps, plus flou pour elle que les concepts, je l’entendis prononcer le mot « poitrine ». Je lui désignai la mienne. Elle témoigna son étonnement devant la chose. Former une phrase cohérente avec un mot, sans identifier nettement l’objet physique, est une gageure de ce petit être dont la parole n’est jamais prolixe, verbeuse, mais laconique et claire. A-t-elle conscience de notre différence ? Il y a maman, il y a orpheline. Les animaux tutoient. Le spécisme, le marquage en termes d’espèce leur sont étrangers.
Je me souviens avoir brusqué Caramel en la soulevant de nombreuses fois devant la glace ; un jour, elle aperçut en reflet droit un minuscule avorton couvert de poils bruns et poussa, dents relevées, un cri plaintif. Il n’y avait dans son espace que moi de beau, et elle s’éprouvait peut-être, dans les draps amniotiques, comme une somme de blanc et de beau.
Elle entendit les disques de la Contre-Histoire de la Philosophie de Michel Onfray et se prit de familiarité pour des lettrés.
« Il a été déçu par ta lettre, me dit Caramel un bel après-midi, à propos de l’auteur des disques. Il aurait voulu plus de renseignements sur Finkielkraut. »
Quand elle entendit des philosophes intervenir sur mon réseau, ma chatte, déconcertée par leurs mouvements d’humeur, leur lança des réparties dans un esprit : « Et toc ! » de surdoué insolent. Sa voix était celle d’un petit garçon handicapé, ou d’une femme d’âge indécis.
Oiseaux et chats témoignent d’une pareille horreur pour la brutalité. La violence verbale est une abomination dans leur monde.
Au printemps, des militantes se lancèrent dans une campagne de harcèlement à Paris et se prirent de bonheur à hurler en fin de conversations : « Tu es d’extrême droite ! », par le biais de smartphones. Les zones urbaines étaient bombardées, jusqu’à domicile, d’ultrasons intrusifs. Ce fut le seul visage que ma chatte connut de l’humanité. Elle croyait que sa maîtresse n’avait plus aucun ami et que tout humain, au-dehors, possédait quatre ou cinq barils d’insultes dans la gorge. Elle s’échappa dans le couloir, dévala l’escalier de l’immeuble et s’enfonça à l’étage du dessous. Le petit animal rampa jusqu’aux portes des voisins, hurla des miaulements, appela, quêta, persuadé que ceux qui lançaient : « Tu es d’extrême-droite ! » vivaient à côté de lui. Et parce qu’ils s’étaient mêlés de notre vie tant de fois, ces humains-là devaient, logiquement, ouvrir leurs portes et recevoir le chat qui pliait de colère sous les méchants sons.
« D’extrême-droite ! Dégueulasse ! » articula Caramel, la nuque écrasée, d’une voix si haute et si claire qu’il était possible de la confondre avec le timbre d’un larynx humain.
J’étais abonnée à un opérateur téléphonique, et les conversations des femmes en réseau ne connaissaient plus de trêve. Leur agressivité bombarda mon plafond des nuits entières. Allongée, me tenant enfin au silence, je fus sidérée d’entendre mon chat, replié calmement comme une datte, réagir aux insultes des femmes dont les provocations valaient l’arme à feu de Valérie Solanas[2] :
« Pourquoi tu ne dis rien ? Souhaiter leur mort, c’est ça qui serait A. Il n’y a pas de pardon pour ce qu’elles te font subir. »
Je sortis prendre le bus, à la recherche d’un pays dont la religion jetait l’encens aux chats. Je rencontrai un jeune chrétien ; malgré son sourire, toute la Bible m’était d’un monde antérieur.
Parce qu’il est sans préjugé, parce qu’il voit par évidences, l’animal ressent, donc il sait ; donc quiconque subit l’agressivité souffre d’injustice ; donc haïr s’inscrit dans une hygiène spirituelle. C’est refuser un mode de comportement courant pour qui la victime se tasse, coupable de quelque chose, et devant qui la violence se saurait cautionner, encore et toujours ; un corps qui recrache, une phrase qui repousse, c’est une âme qui rend au pareil, au lieu de prendre coup double contre soi. L’animal préfère l’instinct de préservation, l’autodéfense, la liberté, à la morale qui sangle.
Dans un livre résumant ce que l’histoire sait des chats[3], il est affirmé que les petits félins de l’Antiquité égyptienne étaient mis à tel point sur un piédestal qu’il est possible d’envisager leur originalité spirituelle. Si, à l’époque, il était admis qu’ils pouvaient développer leur langage et devenir bavards à force d’être mêlés aux affaires intimes ou aux secrets d’Etat de leurs maîtres, on comprend que tuer un chat ait valu homicide. La probabilité que des chats aient maîtrisé le français médiéval, après avoir eu le baccalauréat égyptien, aurait conduit toute une population à penser hors de la spiritualité chrétienne, étrangère à l’anthropomorphisme, mot tardif. Ne pas s’étendre sur l’existence de chats doués, laisser l’animal vivre, en somme, loin des Parlements humains, s’inscrit dans une même logique que la volonté de préservation des écosystèmes.
FIN
[1] Pascal Picq, Nouvelle histoire de l’Homme, Perrin, 2007.
[2] Florence Montreynaud, le XXème siècle des femmes, « Tailler les hommes en pièces », Nathan, 1995, p 536—537.
[3] Stéphanie Hochet, Eloge du chat, Rivages poche, 2016.