POUR AIMER LES ARTISTES
« Malgré les peurs éternelles / Propose un soleil. »
(Janine Mitaud, Forêt)
Le travail manuel et artistique d’un jeune homme, exposé récemment dans un village de Bourgogne, Romain Bresson, ne suscite pas d’émotion, mais soulève la curiosité ; celle-ci est d’ordre individuelle et sociologique.
On a envie de dire : « art prolétarien ».
Si ce jeune concepteur vous dit :
« J’aime le hard-rock », seule une petite partie du public est tentée de persévérer dans la découverte de ce qu’il propose. Son goût du noir, du gothique, reste réservé à une classe d’âge et de goût. A mon sens ce sont des goûts musicaux inachevés, on s’y sent à l’étroit, dans le noir.
« Vous aimez le hard-rock ?
-Oui, dit-il, j’en écoute.
Dans son visage, cerclé d’une barbe bouclée, d’un poil très noir, se dégagent des yeux bleus fort clairs. Il est trapu, de taille moyenne, et porte des vêtements sombres avec quelques signes distinctifs gothiques. Mais il possède autre chose que le goût musical métal, une sensibilité métallurgique.
Dans cette grange d’un village reculé comme il en existe des centaines dans les plus beaux vallons de France, il expose des sculptures d’animaux fantastiques, des masques, des luminaires.
« Je vois une troupe de théâtre demain et je leur montre ces masques pour qu’ils montent en scène avec. »
Qu’est un jeune artiste sans pour et avec ? Il lui est difficile de légitimer ce qu’il aime faire sans assurer qu’il possède quelques relations et quelque utilité.
Deux visiteuses tombent en pâmoison devant une tête d’ours sous la cheminée, tête à crocs qu’il dit inspirée d’une vignette, d’une image, mais qu’il semble avoir rencontré par hasard, dans la forêt, comme les morceaux de métal tranchés trouvés sur maints sols, et qu’il récupère (certains artistes comme Ambroise Monod, fils de Théodore Monod, ont ainsi développé une passion pour le récup’art). J’ai remarqué plusieurs fois les extases de vieilles femmes face aux têtes tranchées des gros animaux : adoration de l’homme qui abat, ou fait le trophée, et tout ceci enveloppé d’un ton jovial, doux, d’un velours sociable.
Puis, Romain Bresson développe le discours qui, d’un coup, attire à lui tout l’atelier, attire à tel point qu’il devrait en faire son argument publicitaire et son credo d’artiste : « Ma première expérience, c’est l’usine. » Ses sculptures à partir de métal, d’acier, de pièces trouvées, rouillées puis polies, sont nées de son expérience du travail à la chaine.
Nous nous regroupons autour d’une pièce amusante : un socle standard est relié à une colonnette de bronze, surplombée à l’extrémité, d’un masque aux yeux clos.
« C’est moi, dit-il. Je travaillais chez Peugeot. Ces pièces-là, le socle, j’en ai vu quatre-mille. Je me dégage de l’usine. »
Valider l’interchangeabilité éternelle de ces objets a dû lui faire le même effet que de vivre parmi des hommes unidimensionnels. Il y a, dans ce masque qui se dégage, une volonté de trouver le visage unique, mais Romain ne se reconnait pas quand je lui pose des questions pour savoir s’il se sent culpabilisé dans pareille démarche. Passer du standard à la sculpture nécessite une étape intermédiaire qui est l’utilitaire. Masque pour autrui, lampes pour salons : tâtons vers la vente, vers ce qui peut plaire, se justifier, entre l’usine et l’esthétique.
Il résume : « Je fabrique des luminaires… Je m’intéresse de plus en plus à la sculpture. »
C’est-à-dire à une œuvre d’art close, belle, sans utilité. Il n’est pas certain que cela aille de soit dans tous les milieux sociaux.
Je lui dis que tout ce qu’il nous raconte est tellement plus stimulant, pour le public, que : « J’aime le hard-rock et je m’en inspire. »
« Si ce n’est pas indiscret quel âge avez-vous ?
-Trente-sept ans.
-Vous faites de la sculpture depuis quand ?
-Trois ans. »
On dit des artistes : merveilleux dans leurs œuvres, dégueulasses ailleurs. En vérité, les artistes contribuent tellement à l’équilibre et au moral de notre société qu’il n’est rien de pire que de les mettre au rabais, y compris humainement.
Le regard jeté sur les artistes est bête, parce qu’en matière de production, les générations actuelles vivent de preuves par la quantité et la visibilité. Le triomphe permanent comme message d’existence, le silence, les creux, ou le recueillement, culpabilisés comme dans un vieux couvent. Pour les créateurs peu côtés, ceux qui ont la côte aiment à dire : « loosés », afin d’inscrire comme programme, pour ces artistes, la défaite, l’aigreur, la dépression, afin de pulvériser la joie enfantine, l’enthousiasme qui dynamisent les trajets individuels. Dans cette course au prestige, et cette publicité faite à l’échec, c’est tout l’être humain qui est gravement menacé.
Les artistes qui travaillent en dehors de la consécration audiovisuelle ou des relais d’édition, suscitent des efforts, de déplacement, de politesse, d’application, susceptibles d’enthousiasmer beaucoup moins le public que ceux dont le génie est prouvé, appuyé, reconnu. Tel est l’avantage des artistes côtés sur les petits : l’accueil et le prestige de leurs œuvres, le cadre de diffusion, la diversité des moyens techniques alloués, renforcent la positivité de leur action sur l’esprit.
Combien de fois suis-je entrée dans une salle de cinéma, une salle de théâtre, avec un public exécrable, de mauvaise humeur, médisant, envoyant de la chiure sous prétexte de mondanités ; après un film d’une grande qualité, une pièce bien jouée, ce même public sortait métamorphosé : doux, enclin aux échanges, souriant… Le programme des grands artistes s’inscrit dans un trajet de l’amour de l’humanité et de guérison de ses plaies. Pour tant de dépressifs, de défavorisés, que de ressources puisées chez les artistes, que de thérapies, même éphémères !
Je quitte la grange, Romain Bresson conclut cette approche de son travail – peut-être à l’état d’ébauche :
« Ca change de Vivien Leigh. »
A ses yeux c’est une aristocrate.
Marie Pra, août 2017.