PERE ET BEAU-PERE
Récemment, en communiquant avec un correspondant, j’eus droit au sempiternel : « Que tu as de la chance d’avoir tes chers parents vivants ! » et je ne constatai aucun changement chez l’interlocuteur quand je lui parlai de beau-père et non de père. Pour lui, les deux mots semblaient synonymes et désignaient un « parent ». Et il m’est en effet arrivé, dans ma jeunesse, qu’on désigne obstinément ma mère et mon beau-père sous le terme de « parents », comme si le fait que je sois orpheline n’avait jamais eu lieu. Ce déni de réalité est selon moi le reflet d’un phénomène de société plus large.
Au Japon, quand un des deux parents se remarie, l’enfant est tenu d’appeler son beau-parent « père » ou « mère ». Les conventions sont donc très fortes quand il s’agit de maintenir une façade familiale respectable. Dans les familles françaises, il va de soi que le beau-père ou la belle-mère ne sont pas les parents biologiques et ne les remplacent pas, sauf exception. Le problème, c’est qu’avec l’essor des psychologues de magazines, les exceptions n’ont pas loin été de devenir des généralités.
Pour faire bref, de nombreux articles ont été publiés dans la presse familiale et féminine, pour entériner l’effacement des pères biologiques, en avançant le fait que les beaux-pères jouaient désormais leur rôle. Comme le disait le pédiatre en vogue Aldo Naouri, il suffisait qu’un homme s’impose entre la mère et l’enfant pour que le travail de séparation, initialement dévolu au père, se fasse.
De sorte qu’on a pu désormais parer les enfants de filiations artificielles, celles de la beau-parentalité, car à ma connaissance, il n’existe que deux vraies filiations, la filiation biologique et la filiation adoptive.
Imposer à l’enfant une filiation fictive équivaut à un déni de réalité, qui risque d’être vécu comme une violence. Personnellement, c’est ainsi que je vis le mot de « parent » appliqué à mon beau-père. C’est rayer d’un trait de plume la souffrance que j’ai eue de ne pas connaître mon père et de le savoir à jamais perdu. Mon beau-père, même s’il a joué avec moi quand j’étais enfant, n’a jamais participé à mon éducation, sauf par des intrusions violentes quand il estimait que je répondais à ma mère. Il ne m’a jamais prise au téléphone ni aidée financièrement. Il ne connaissait pas au juste mon âge, ne s’occupait pas de ma scolarité. Et ma mère était toujours avec moi seule, de sorte que le travail de séparation avec la mère, dont parlait Aldo Naouri, ne s’est pas vraiment fait. Est-ce la norme dans les familles recomposées ? Il est impossible de le savoir tant les médias imposent une vision unique et souvent idyllique de ces foyers.
Dans les films, légion sont les scénarios rassurants dans lesquels une mère seule retrouve un nouvel amour qui s’entend très bien avec l’enfant. Un nouveau foyer se reconstitue et le spectateur est rassuré. Tout est bien dans le meilleur des mondes. On peut penser que le travail de sape des psychologues de magazine, visant à l’effacement des pères biologiques, avait pour but de rassurer les femmes divorcées et de conforter les familles dans le sentiment qu’elles avaient fait un bon choix, sans sentiment de culpabilité.
Pourtant les parents biologiques sont les vrais parents ; ils ne se remplacent pas. Ils sont porteurs de la généalogie qui préexiste à notre existence. Ils nous connaissent dès la naissance. Ils nous ressemblent physiquement. A côté de mon beau-père, j’ai toujours le sentiment d’entendre et de voir un étranger.
Bien sûr, quand les parents sont absents ou défaillants, il peut arriver que les beaux-parents jouent un rôle positif. Mais comment le savoir ? C’est l’enfant seul qui le sait, l’enfant seul qui est en mesure de dire par qui il a été élevé. Or, la norme veut qu’on ne demande pas à un enfant ce qu’il a vécu, mais qu’on lui impose une vérité de l’extérieur.
Les pédiatres comme Aldo Naouri ont confondu beau-père et père adoptif. Si le premier devient aussi le deuxième, on ne peut que s’en féliciter et se dire que c’est un enfant de moins sur la route. Mais cela ne se fait pas automatiquement. A chaque histoire sa particularité.