C’est la première fois, au Salon du Livre, qu’un auteur se détache pour me dire bonjour à l’avance. Nous rions. Ce n’est pas encore mon tour de passer en dédicace. Je n’écrirai pas longuement ici sur Ernest Pignon-Ernest, dont la rencontre est une des plus bouleversantes qu’il m’ait été donnée de vivre avec un dessinateur et un monsieur d’une telle envergure. Par ce simple écrit, je souhaite cependant faciliter l’abord d’un texte plutôt abscons écrit sur l’esthétique et la profondeur de sa démarche artistique[1].
J’ai abordé Ernest Pignon-Ernest ainsi :
« Je ne suis venue au Salon du Livre que pour vous voir. »
Je lui ai raconté plusieurs choses. Que je possédais une boite avec des cartes postales de lui et qu’à cette occasion j’avais découvert le street-art. Qu’au début ça ne me plaisait pas plus que cela ; je n’aimais que les dessins : « classiques, académiques », dis-je.
De tels mots pouvaient être offensants ; alors j’ai corrigé : « classiques, beaux ».
Mais il n’était pas vexé. Il était à la fois retenu et chaleureux. Il me faisait répéter souvent. (Je viens de me figurer le brouillard dans lequel la scène devait lui parvenir).Il finit par m’avouer en se levant :
« Je n’y entends plus rien, j’ai soixante-dix sept ans. »
Car je lui disais :
« Mais les gens pour qui vous venez coller des affiches, quand ils voient cela… ils savent pourquoi c’est fait… Ils sont heureux… Ca les touche…
-Oui, ils savent ce que cela veut dire.
-C’est l’inconscient collectif », dis-je.
Je lui ai demandé s’il était peiné par le fait qu’une de ses affiches soit arrachée.
« Oh non, pas du tout, je sais que c’est une possibilité que les affiches soient détruites.
-Dès le départ… Même la première fois, c’est ce que vous avez pensé ?
-Oui. Ca fait partie du projet qu’elles soient détruites. »
Il m’expliqua que ces décors de guerre, pauvres, délabrés – et tout cela dans le vécu –, il les connaissait.
Il connaissait l’endroit, les habitants, pourquoi il allait coller l’affiche – tout se fait « en correspondance » avec l’entourage. Depuis chez lui, préalablement, il regarde la carte du monde. Et, de cette laideur des décors que j’évoquais, il dit : « L’affiche est posée contre ce qui l’entoure ».
C’est un art qui s’élabore contre le paysage qui l’entoure et en relation avec l’histoire, les habitants.
L’artiste colle ses affiches lui-même. Cela, il ne le dit pas spontanément :
« Je me relève la nuit pour le faire. »
Et je lui ai dit, avant de le quitter :
« Oui, une leçon d’artiste. Merci pour cette leçon. »
Car il disait que, comme j’étais dessinatrice, j’étais venue chercher une leçon ; et j’ai dit, tandis qu’il me serrait contre lui :
« Oui, un vrai artiste ».
Et j’en étais au point de trembler, d’avoir envie de pleurer. La leçon que j’ai retenue en quittant Ernest Pignon-Ernest est que plus rien ne donne envie d’un art pour l’art, ou d’un art égoïste – s’il en est. Lui donne envie de partir quelque part dans le monde, pour, avec ses mains, rendre les autres heureux.
[1] Michel Onfray, Les Icônes Païennes, chapitre 5 : « Sublimer un lieu » et chapitre 6 : « Transfigurer la nuit », éditions Galilée, 2003 – vient d’être réédité dans la collection Bouquins.