JOURNAUX INTIMES AU JAPON

JOURNAUX INTIMES AU JAPON

 

 

 

 

       Passionnée par les journaux intimes, je tiens à former dans cette chronique un résumé des plus célèbres du Japon, une des patries de l’autobiographie.

En effet – pour faire court – au Japon, depuis le Moyen-Age, à l’ère de Heian, une littérature spécifique a vu le jour, composée de journaux intimes écrits en japonais, langue alors tenue par les femmes de la cour, tandis que les hommes écrivaient en caractères chinois. Si en France nous n’avons gardé de cette époque lointaine que La Chanson de Roland et quelques poèmes, au Japon, la culture était d’un raffinement sans équivalent. Des romans, des poèmes, quelques textes autobiographiques virent le jour, dans le monde des nobles, des voyageurs et des courtisans.

Le premier de ces journaux intimes, Le Journal de Tosa, est l’œuvre du célèbre poète et écrivain Ki no Tsurayuki (872-946). Certes, à l’époque, l’usage du journal intime existait déjà, mais en chinois ; Ki no Tsurayuki se fit donc passer pour une femme, afin d’écrire en japonais. Il s’agit du récit d’un voyage en mer, entrecoupé de jolies poésies, des tankas. « Que la fillette née dans cette maison ne soit avec nous revenue est certes le plus poignant », écrit-il à la fin de ce bref récit, sur la mort de sa fille. Le Journal de Tosa n’est pas un livre profond mais il se lit agréablement.

Le premier chef-d’œuvre de cette tradition est sans doute Le Journal d’une éphémère (Kagerô Nikki), écrit par une des filles de Fujiwara no Motoyasu, dont le nom nous est inconnu. Ce journal couvre les années 954 à 974. Il raconte la relation que la jeune femme eut avec son mari volage. Des épisodes annexes viennent s’ajouter, comme lorsqu’elle veille avec protection sur une jeune fille à peine pubère qu’un pédophile veut déjà épouser. Cette narration est, comme d’habitude dans les journaux intimes japonais, entrelacée de poésies. « Il était une fois une personne – les jours qu’elle avait ainsi vécus s’étant enfui – dont la condition en ce monde était fragile, incertaine », écrit d’elle-même cette dame « de la plus haute condition ». Le Journal d’une éphémère se lit avec intérêt comme le récit un peu éclaté d’un amour vertueux qui se heurte à la versatilité de l’époux.

La nièce de l’auteur, fille de Sugawara no Takasue, née en 1008, écrivit le fameux Journal de Sarashina. « Je sus, note-t-elle, qu’il existait en ce monde ce que l’on appelle les dits et je brûlais de l’envie d’en lire ». Ce merveilleux récit d’une lectrice, rêveuse et contemplatrice, raconte toute la vie de cette dernière, depuis son premier voyage vers l’âge de douze ans. Les pruniers, les rameaux de fleurs, les pépinières, les rizières, croisent son chemin. Le Journal, lui-même très poétique, est entrecoupé de tankas. Le Journal de Sarashina est un des titres de la littérature autobiographique nippone qui fait le plus rêver.

Le Journal du grand écrivain Murasaki Shikibu, auteure du roman Le Dit du Genji, monument classique de la littérature japonaise, relate des événements qui se déroulèrent entre 1008 et 1010. Il constitue, selon son traducteur René Sieffert, « un document exceptionnel sur la Cour à cette époque, un tableau extraordinairement vivant ». Des cérémonies, des dames d’honneur, des ministres, l’empereur…  jusqu’aux poétesses Sei Shônagon, Izumi Shikibu et Masashira-Emon, notées à tour de rôle avec une grande sévérité, car l’auteure de ce récit veille au respect des convenances. Le Journal reste un texte intéressant et foisonnant de détails.

« Cependant qu’elle passait ses nuits et ses jours à pleurer et se désoler sur les choses de ce monde plus éphémère que songe… », tel est le début du Journal d’Izumi Shikibu. L’histoire qu’il relate s’étend de 1003 à 1004. La très grande poétesse dut divorcer après avoir eu une relation avec un prince puis, à la mort de celui-ci, avec le frère cadet de ce dernier. C’est cet épisode amoureux que raconte le Journal, écrit dans un style brûlant, superbe, regorgeant de tankas. « Le journal, est-il noté dans le Dictionnaire des œuvres, est écrit en pur japonais classique, dans un style extrêmement poétique et délicat, tout en phrases vagues, sans pronoms et seulement avec de rares points de repère grammaticaux, ce qui rend fort difficile la tâche du traducteur. » Le Journal amoureux d’Izumi Shikibu demeure un des plus beaux textes de la catégorie des nikki.

Un peu différent des journaux intimes est un des plus grands livres de la littérature japonaise, Les Notes de Chevet de Sei Shônagon. Ecrit dans les premières années du XIeme siècle, cet ensemble d’anecdotes est constitué de chapitres thématiques. Ainsi, à Choses particulières, l’auteure écrit : « Langage des gens vulgaires : leurs mots ne manquent pas d’avoir une syllabe de trop. » Tout est dit là, dans le détail qui fait mouche, dans la critique ; cependant les Notes de Chevet décrivent aussi un monde plein de curiosités, de joliesse, de couleurs, de costumes, de personnages frappants et de charmes divers. C’est un autoportrait par projections. Nous connaissons des anecdotes de la Cour, les goûts de la poétesse, qui était une grande dame lettrée, connue pour son esprit sarcastique et sa culture. Sei Shônagon reste un esprit à l’affût de tout.

Ce livre appartient plutôt au genre de l’ « essai » japonais. Viendront s’ajouter aux Notes de Chevet des textes d’époques postérieures rédigés par des hommes, Les Notes de ma cabane de moine, de Kamo no Chômei, au XIIIème siècle, et Les Heures Oisives d’Urabe Kenkô, mort en 1350, autant de méditations sur le monde sous forme de chapitres.

La littérature écrite par les hommes s’éloigne du nikki (journal intime) écrit par les femmes, mais on en trouve un exemple dans les notes intitulées Voyage dans les provinces de l’Est, rédigées par un anonyme. « Bien que mon âge approche la moitié d’un siècle et que sur mes tempes le givre peu à peu répande sa froidure, nulle affaire ne me retient, et je passe vainement jours après jours », écrit l’auteur avant de commencer la relation poétique de son voyage, qui se déroule en 1242. A ses côtés, nous visitons toutes sortes de lieux.

Ce genre littéraire sera illustré jusqu’au XVIIème siècle par le maître du haïku, Matsuo Bashô (1644-1694), dont les célèbres Journaux de voyage ne sont plus à présenter. Lui-même porte un jugement de fin lettré sur ce style d’écrits qu’il veut mettre en pratique : « Or bien, en matière de journaux de route, Maître Ki no Tsurayuki, Kamo no Chômei ou la nonne Abutsu ont usé de toutes les ressources de l’écriture, décrit tous les sentiments, et depuis lors tous les autres n’ont su qu’en imiter la forme, incapables qu’ils étaient d’en extraire mieux que la lie ». Mais l’émotion qui s’attache aux paysages et aux souvenirs le pousse à les conserver par l’écriture, même si ce ne sont que divagations. Ces Journaux de Bashô sont évidemment pleins de haïkus.

La nonne Abutsu ? Il s’agit de la célèbre femme de lettres Abutsu-ni (1209-1283), qui, après la mort de son mari, se rasa la tête et prit ce nom religieux sous lequel elle est connue en littérature. Son journal, l’Izayoi-nikki, traduisible par « Journal de la nuit du seizième jour de la lune », relate le trajet qu’elle fit pour défendre les intérêts de son fils devant les magistrats de la ville dans une affaire de vol de ferme. Ce texte n’a hélas pas été traduit en français à l’heure actuelle. « Abutsu-ni, nous révèle le Dictionnaire des œuvres, est très connue et appréciée aussi comme poétesse ».

Autre classique encore non traduit, écrit un siècle plus tôt, le Journal de Sanuki Tenji, rédigé par une dame de la cour impériale. Il débute en 1107 et comprend le récit de la mort de l’empereur. Des cérémonies shintoïstes nous sont évoquées. La lecture de cette histoire, mutilée et remaniée, semble difficile. « Mais, à y regarder de près, nuance le Dictionnaire des œuvres, l’ouvrage ne manque pas de profondeur ; il est même empreint d’une dignité austère que l’on chercherait en vain dans les œuvres du même genre plus connues. »

Dans ses projets de traduction, René Sieffert avait présenté un autre journal peu connu, Le Journal de la mère de l’ajari Jôjin, couvrant les années 1067-1073, rédigé dans l’extrême vieillesse de l’auteur qui, à quatre-vingts ans passés, voit son fils, prélat bouddhiste, partir pour la Chine où il finira ses jours. Le livre n’a hélas pas été traduit à ce jour.

Une autre œuvre inédite marquante existe, le Journal de Ben no Naishi, écrit au XIIIème siècle. Ce texte s’attache surtout à la description des réunions et des réceptions de la Cour. Il contient beaucoup de poèmes de l’auteur. « Le texte, est-il noté dans le Dictionnaire des œuvres, écrit dans un style égal et d’esprit classique, contient d’excellentes poésies et constitue un précieux document psychologique qui nous fait voir en Ben no Naishi un esprit doux, une âme pleine de candeur et d’ingénuité, caractéristiques d’une femme jeune ».

Comme on le voit, tous ces journaux, essais et récits de voyage remontent à des époques déjà anciennes, la plupart du temps médiévales. On peut s’émerveiller d’un tel raffinement de l’esprit japonais en des époques où nous ne faisions pas aussi bien du point de vue de l’expression personnelle.

Existe-t-il pareils exemples dans la littérature moderne ? La grande romancière Nogami Yaeko (1885-1985) a écrit pendant soixante-deux ans un très long journal, aujourd’hui publié à titre posthume. Il semble témoigner d’une quête incessante de la vérité… Mais il existe aussi la jeune poétesse, romancière et novelliste Higuchi Ichiyo (1872-1896), auteure de Take Kurabe, qui manifesta très tôt un don pour les lettres au point d’y consacrer son temps pour aider sa famille à vivre. Son œuvre, mêlant romantisme, idéalisme et réalisme, lui a valu un très grand succès au Japon, comme l’explique le Dictionnaire des femmes célèbres. Elle est morte de tuberculose pulmonaire. Son Journal, qui couvre la période 1887-1896, est devenu un classique et a assuré sa gloire posthume. Ce livre n’a jamais, hélas, été révélé en France.

Nous avons fait notre petit tour des chefs-d’œuvre intimistes du Japon. J’espère vous avoir donné envie de faire des recherches sur ceux que vous pourriez commander ou découvrir en librairie. C’est en effet une littérature très dépaysante, poétique et qui donne envie de rêver. Son élégance et son intemporalité nous rapprochent de personnes mortes il y a très longtemps et nous transportent dans des lieux où nous n’avons jamais mis les pieds.

 

 

Date de dernière mise à jour : 22/08/2020

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