DU BON USAGE DES MANGAS
Chronique du 10 mai 2015
Il y a quelques jours, lors d’un repas avec deux amis, l’un me fit remarquer qu’une exposition de manga se tenait à Versailles.
Je ne pus que condamner cet amalgame menant des programmateurs d’événements culturels à mêler les œuvres grandioses du XVII ème et du XVIIIème siècle avec ce qui relève de la culture populaire contemporaine.
D’autant plus que, si la plupart des hommes et des femmes ayant grandi, depuis les années soixante-dix, avec les dessins animés japonais, sont familiarisés avec cet univers, en gardent des souvenirs drôles, liants, positifs, vivants, liés à l’enfance, on ne peut nier que la majorité de la production japonaise reste artistiquement très pauvre, voire laide, et que les mangas les plus agréables sont d’avantage regardables que lisibles.
Il existe des dessins animés dont des personnes quadragénaires se souviennent avec cette sorte de sympathie qui nous amène à la fenêtre lorsque pointe un rayon de soleil ; pour moi, qui ai grandi dans une cité résidentielle HLM au début des années quatre-vingt, je me souviens que nous n’allions jamais à l’école ou n’en ressortions jamais sans avoir vu un dessin animé japonais ; c’était un rempart contre l’angoisse des notes, et cela me donna envie de pratiquer le volleyball et le football durant plusieurs années…
Autant le dire nettement : le reste de l’univers artistique populaire des années quatre-vingt, quatre-vingt dix, m’est absolument étranger, voire violemment antipathique, et j’ai toujours fui ceux qui ont tenté de m’identifier à cela.
Il existe des dessins animés que je découvris avec des amis à l’adolescence et à l’âge adulte : ceux-ci conditionnèrent la réflexion et s’accompagnèrent logiquement d’un changement de goût et de perceptions. Difficile de faire l’impasse sur une série télévisée aussi monumentale que Shin Seiki Evangelion, extrêmement bien doublée par les acteurs Japonais – et psychologiquement riche, avec des instants paroxystiques qui m’ébranlèrent le corps entier… D’un point autobiographique, ce furent les seuls personnages (virtuels) auxquels je pus m’identifier.
Lorsque décédèrent des journalistes de Charlie Hebdo, je décidai ce soir-là de revoir quelques épisodes choisis d’un dessin animé japonais intelligent évoquant le thème de la mort. Le Japon étant lui-même un pays n’ayant pas évacué tous ses démons en matière de guerre, de fanatisme et de révisionnisme, il est intéressant de voir comment les meilleurs réalisateurs en font, là-bas, une transposition positive.
Etant dotée d’une hypersensibilité acoustique, il existe des sons, des voix que j’ai le plus grand mal à supporter, notamment les voix de chanteurs sirupeuses, propres à une partie importante de la production américaine. Ce type de voix est également fort exploitée dans la commercialisation de masse japonaise : c’est celle de la plupart des idols, les jeunes célébrités jetables de la chanson populaire japonaise. Ce type de chansons se caractérise par un rythme accéléré binaire et un timbre de voix sucré.
Les dessins animés japonais, c’est un de leur point fort qu’on ne peut négliger, ne sortent jamais sans la commercialisation d’une bande son. Des dizaines de compacts discs font ainsi partie de mon usage quotidien – même si je tends de plus en plus à me recentrer sur les programmations de jazz comme celles de Yôko Kanno[1], d’airs classiques ou de génériques aux voix cristallines, poétiques, proches d’une transposition chantée de la lecture d’un tanka ou d’un haïku.
Qu’est-ce qu’une voix esthétiquement rare ? Nous pouvons constater qu’une reprise de chanson est presque toujours inférieure à son originale. Au Japon, dans les années quatre-vingt, une femme du nom de Kanako Wada laissa un album unique[2] – dix-sept plages de chansons populaires, interprétées d’une voix chaude, sensuelle, veloutée, enlevée, dont je ne trouvai d’équivalent que chez la chanteuse Lassa, interprète de langue espagnole décédée à trente-sept ans d’un cancer du sein. La rareté de ce type de voix, survolant les stéréotypes du « brouet » musical diffusé sur les radios, en font de vraies découvertes et des instants de bonheur, fortifiants. Encore faut-il, venant du public, la curiosité d’effectuer une recherche passant les bornes de son domaine habituel…
Le Japon est un univers où il ne fait pas forcément bon vivre pour un Français. Pas en vertu d’une hostilité entre les deux peuples, loin de là : si j’ai mis vingt-cinq ans pour mettre les pieds, lors d’un voyage en compagnie de ma professeure de japonais, sur une île dont j’avais, dans l’enfance, « connu » les dessins animés, imité les dessins, dans une désapprobation alors largement partagée – je constatai vite qu’être imprégnée de la musique, de la langue – en partie apprise à l’adolescence, et de la lecture de quelques unes des œuvres majeures du patrimoine japonais – ne suffisait pas : je me sentis gênée, dépassée, par la politesse des Japonais, leur propreté extrême, l’imperméabilité totale du regard des hommes là-bas. Quel stade de refoulement et de maîtrise de soi doit présenter un Occidental pour s’adapter à la vie quotidienne japonaise ?
En dehors du Japon réel, finalement peu visité, restait aux gens de ma génération le Japon des « mangas ». Je ne saurai que conseiller aux novices de découvrir l’extraordinaire maturité esthétique et thématique des films du studio Ghibli, comme Le Tombeau des Lucioles, et de ne pas s’en tenir à une jaquette « infantile » faussant le jeu du regard. Cette immersion dans le domaine d’une des productions cinématographiques les plus fortes de notre époque ne peut que conduire le regard à une élévation de sensibilité. Les paysages extrêmement travaillés des productions Ghibli sont d’un raffinement de dessin, de couleurs, de nuances, qui les rendent vivant, réels, presque proustiens de réminiscence.
Hayao Miyazaki, l’un des fondateurs des studios Ghibli, né en 1941 à Tokyo, a, il y a longtemps, exprimé son antipathie pour le mode de vie nippon. La nature est omniprésente dans son œuvre. Admirateur des héros français de l’époque de l’aéropostale, il grandit en regardant une vieille photographie de prototype d’hydravion de combat italien. Ne supportant pas l’usage qui fut fait par les Japonais des avions durant la guerre, il dit : « Je n’aime pas les héros qui gagnent avec des armes, des ordinateurs, etc. Je préfère les héros qui l’emportent grâce à leurs efforts et leurs courages. »
Hayao Miyazaki, qui avoue travailler avec son équipe de onze heures du matin à trois heures de la nuit, dit ne pas pouvoir tolérer le manque de sérieux dans une entreprise. Père infréquentable, et patron d’une dureté insupportable, il reste néanmoins l’un des pourvoyeurs de rêve les plus géniaux du cinéma, pour enfants et adultes.
Il ajoute : « Je n’aime pas la technologie en général mais parfois la technologie en particulier ; le cinéma par exemple[3]. »
Pour conclure : si vous désirez faire découvrir à un sceptique le dessin animé japonais, n’offrez pas un manga en papier – offrez un film des studios Ghibli.
Owari (Fin, en Japonais)
Marie-Eléonore Chartier, qui signe Marie Pra
[1] Yoko Kano est une excellente compositrice japonaise dont nous ne pouvons que recommander certains albums aux mélomanes. A partir de dessins animés comme CowBoy Be Bop, plutôt centré sur l’univers du folk, du blues, du jazz, de Brain Powered, orchestré par l’orchestre symphonique de Varsovie, de Macross Plus, sa composition la plus originale, où elle fit appel à celui d’Israël, Escaflowne, riche en musique classique et grégorienne, elle alterne entre une gamme d’airs purement « apprivoisés » du répertoire occidental traditionnel, du patrimoine américain – on ne peut que noter l’influence sur elle de Miles Davis – et des morceaux étonnants, planants, jamais « trouvés » ailleurs, voire exagérément fantaisistes ou dérangeants lors d’une première écoute.
[2] « Golden Best » , référencé sur des sites Internet.
[3] Extraits d’une interview de Hayao Miyazaki, 1993, dans le fanzine Animeland, numéro 10.