Chapitre inspiré par une rencontre fortuite avec le cinéaste américain Jack Garfein ("Au bout de la nuit", 1961) et son assistante Hélène.
CHAPITRE DOUZE
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Un midi, je quittai Paris.
J’avais aperçu un restaurant garni de chambres d’hôtes, et rêvé, devant sa façade d’un jaune de crème, aux sonorités reposantes des cuillères de village, aux boiseries, aux draps épais remués par des femmes charnues, aux collines vertes se déroulant, étoilées de fleurs blanches de coton, aux lumières du soir dansant dans la cuirasse d’une lampe à huile.
Je revenais en province. Le demi-silence des petites villes m’émouvait de nostalgie. Je ne réservai pas de nuit. La salle à manger était plus raffinée, ou moins rustique, que mes désirs ne l’affichaient. De la boiserie platinée, sans poussière, un musée de bouteilles, des cuillères comme des bouquets garnis rigolant aux murs, un escalier en palais des glaces. Des hommes d’affaires et des femmes très bien. Bottin bottin. Je ne suis que de passage, pour découvrir des champignons moelleux et faire un repas bon. Le temps d’un plaisir, c’est une dégustation sociale.
Les films de gangsters rendent malades. Sur le chemin, de Paris à la province dégustative, je croisai une grappe de passionnés du genre. Un homme sortit de son veston un geste de pistolet. D’autres se gargarisèrent de mufleries « élégantes ». Des habitués de scènes d’armes à feu, lançant aux jeunes chanteuses de bastringues des rires d’encouragement condescendants.
Dans ce film noir, en couleurs de vie rêvée, la femme n’est qu’une potiche, ou une « plante vénéneuse ». Ils me cherchent un rôle, l’espace d’une après-midi. Quand j’achève le déjeuner, un poulet simple et une salade de fruits, un petit verre de vin raffiné, l’équipe téléphone – en vain – à la police… ils ont peur de ma présence. Pourquoi ? Je porte une robe rouge.
C’est devenu dangereux, parce que, dans le cerveau du passionné de Tarantino, l’amitié homme-femme est impossible. Les relations passent par l’agressivité, et le découpage de serpe politique.
« Soyons gentils. Un peu de danger ne fait pas de mal ! convint le patron.
–Je viens pour faire des efforts. Je suis en guérison d’agoraphobie, et j’aime redécouvrir la bonne cuisine. »
J’étirai mes bras pour les dégourdir de la roideur.
Un couple curieux saisit la table voisine. C’est un cinéaste new-yorkais et son assistante, une jeune femme au bonnet de laine tricotée. Nous parlons anglais – il est auteur de deux films et a reçu le chapeau d’une critique… à l’étranger.
Sa laideur choque de prime abord. Quatre-vingt ans ? Des cheveux frisotés, le corps court.
Il me raconte une histoire sur les Juifs publiée dans une revue chrétienne américaine. C’est l’histoire d’un paquebot.
« Je connais une version juive de cette histoire, narrai-je. Moshé est avec sa mère sur un bateau – qui fait naufrage. Tout le monde panique. Moshé, Moshé, pourquoi as-tu peur ? s’exclame sa mère. Le bateau ne nous appartient pas ! »
Il possède une éducation à l’ancienne – celle de la courtoisie. S’il est un vrai cinéaste dont j’ignore les réalisations, les claquements de porte et les aboiements des gangsters virils s’acharnant à faire d’une fonctionnaire une actrice tombent à l’eau comme de ridicules, de fatigants fantasmes de tripots.
Un homme qui a reçu une chronique cinématographique, et qui ne méprise pas, et qui ne se défie pas.
De petits yeux agités, mobiles, où l’on ne saisit rien de spécial.
Souvent, ce sont les véritables créateurs. Ils ne posent pas.
« Ma mère, poursuit-il en anglais, en agrippant mes yeux, a attendu, attendu, attendu des années qu’on lui pose une question. Pourquoi souffres-tu autant ? Pourquoi as-tu si mal ? Personne ne la lui posait. Un jour, on la lui la posa.
–J’ai attendu, attendu, attendu trente ans qu’on me pose une question, et quand on me la pose, embrayai-je en anglais, détendue – je n’ai plus rien à dire…. »
Son assistante, vive, la voix plus grave que son allure ne le suppose, me raconta les mœurs culinaires de New York – nous demandions une tarte aux pommes. Trois fois de suite. Comme le serveur ne donnait pas suite, nous prîmes un café – parce que pommes, pommes, pommes…
– A la longue, interprétai-je, on est écœurés.
– Et puis, reprit la jeune femme, nous revînmes au même endroit, et nous choisîmes… une tarte aux pommes. »
Le soleil éclabousse la salle. Il étale ses bras, gigantesques, sur le carrelage essoré du restaurant. Il fait si bon qu’on souhaiterait vivre au village.
A peine ai-je le temps de me rendre aux toilettes qu’une femme inconnue se rue à ma suite et tambourine contre la porte. Je sens l’odeur d’une renifleuse avide de se repaître d’excréments, au sein d’un cadre somptueux. Je tamponne mes jambes d’une crème offerte par une collègue et sors rassurée, en songeant : « L’inconnue recevra un bouquet de roses. » Lorsque je découvre son visage, je suis sidérée par le masque mortuaire d’une femme trop mûre. Une pâte à peau rigide. Des cernes sévères happant un pli de lèvres inexpressives. Momie. Même marquée, sans éclat, j’ai le visage tellement plus doux.
C’est cela, leur véritable visage, me dis-je – c’est ce que sont des harceleuses.
Le réalisateur et son assistante envahissent la même pièce, puis ressortent, payant l’addition :
« Nice to meet you, dit-il en tendant sa patte d’ours vieillard.
–Take care », lançai-je à la jeune assistante en tapant sur sa paume, comme au tennis.
Quel fut le secret de sa mère ? Peut-être un nœud, dont il ne fit pas le sujet de ses films. Ou qu’il effleura. Je songeai qu’elle était une Mal-Aimée, et qu’Apollinaire, écrivant sa romance, pensait ne jamais être compris. Si ceux qui vivent d’armes à feu lisaient de la poésie – peut-être apprendraient-ils les sentiments simples, comme les enfants cultivent l’orthographe.
(Le Poignet d'Eve, roman)