SOUVENIRS DU NIKAIA
A mon oncle, à ma tante.
Jadis, à Nice, tous les étés, se déroulait le Nikaia, un événement où paraissaient des sportifs du monde entier.
Le Nikaia a existé de 1976 à 2001. Situé au parc des sports, à l’ouest de Nice, il promouvait une liste d’épreuves : les courses d’athlétismes, vitesse, endurance, sur l’orange, la course de haies, le saut simple avec barre et tapis ; la perche ; sur la pelouse, au cœur du stade, le lancer de disque et le javelot. Cette épreuve-là me faisait tordre les doigts : il semblait que l’engin lancé dans le ciel, aiguisé, allait percer en bas le ventre d’un passant.
« Il y a des morts ?
-Non. »
L’absence de victime me laissait incrédule. Ma tante était bonne, ce soir-là, qui avait préparé des sandwichs. C’était de petits arrondis en aluminium. Il y avait un sandwich au jambon, un au fromage. C’était délicieux ! Nous assistions aux Jeux Olympiques.
La fête commençait de jour, la nuit venait doucement, violette, propice aux rêves, enfin noire, avec ces quatre immenses projecteurs dressés à chaque angle du stade ovale. Les gradins n’étaient pas très hauts, et, somme toute, c’était toujours la même chose, une grandeur familière. Les sportifs couraient et jouaient leurs sommets comme des cartes de chair.
La première fois de notre vie, on nous distribua à l’entrée, dans les escaliers, un prospectus avec des têtes de sportifs. Le seul à nous attirer d’instinct fut celui qui était, pour nous, un Russe, Serguei Bubka. Nous avions six ans et nous ignorions qu’il était le plus célèbre. Il n’est pas anodin qu’un simple carré en noir et blanc suscite une adoration immédiate chez deux enfants, sans distinction, et que ce sentiment prenne un jour forme en une statue d’Etat, à la gloire du perchiste, dans la ville de Donetsk.
Il n’avait que vingt-deux ans ; pour ma cousine et moi, c’était un trentenaire, un adulte d’une solide maturité.
J’ai retrouvé sur Internet les archives des sauts qu’il fit ce 16 juillet 1985. Au sol, il exécuta en quatre temps le lancer d’un corps d’adrénaline le long d'une intrigue à suspense intense. Le corps recroquevillé, le regard obnubilé, la bouche pleine d’encouragements, la peur que son ventre soit heurté, l’envie qu’il réussisse, le cœur qui bat, l’émerveillement puis la reconnaissance inouïe, devant sa chute dans le vide, l’étonnement que suscite un tel atterrissage au tapis, l’attention portée à la courbe du dos, ce retourné athlétique, l’admiration inquiète et le petit taper des mains, tel était ce que suscitait Serguei Bubka chez des filles de six ans.
Il ouvrit la série d’épreuves par un 5.65 mètres au-dessus du sol, dont je n’ai pas gardé souvenir.
« C’est lui ! » repéra ma cousine, devenue journaliste des Présidents français.
A gauche, dans un coin, se déroulait l’épreuve du saut à la perche – au bout d’une petite course nerveuse. L’athlète fit 5.85 mètres, puis 5.95 mètres. Cela me parut enthousiasmant. Quand il parvint à 6.01 mètres, dans la lignée de ses records des années quatre-vingt, enregistrés sur tous les tabloïds du monde comme une suite de prodiges, je fus fière de lui.
Mon oncle conduisait la voiture. Elle était quelque part, au parking du Nikaia.
En voyant le stade s’éloigner, nous avons dit nos compliments.