LOUISE BROOKS, INTEMPORELLE
« Son art est si pur qu’il en devient invisible »
(Henri Langlois)
Redécouverte dans les années cinquante, notamment grâce à Henri Langlois, Louise Brooks ne laisse personne indifférent. Extrêmement photogénique, coiffée de la coupe au carré des années vingt, elle est emblématique de son époque, mais la dépasse. Sa grande beauté, son jeu naturel, son sourire éclatant, lui dessinent un physique moderne à tel point qu’en regardant ses films, on a du mal à réaliser qu’ils ont été tournés il y a presque un siècle.
Cette actrice (1906-1985) a pu récemment être redécouverte en France par tout un public grâce à un coffret génial édité chez Carlotta en 2004, et contenant Loulou, Le Journal d’une fille perdue et Prix de beauté, ainsi que pléthore de documentaires passionnants. Ces dvd sont encore trouvables d’occasion. On peut regretter que les films que Louise Brooks avait tournés aux Etats-Unis n’aient pas fait l’objet d’une édition.
Dans A girl in Every Port (1928) de Howard Hawks, où elle a un petit rôle mais central, elle est une audacieuse plongeuse de cirque qui saute depuis un tremplin haut dans une cuve d’eau. Cette scène a été tournée par Louise Brooks sans doublure ; elle a réellement monté la longue échelle menant au sommet. Son courage la faisait admirer du réalisateur qui, en 1967, disait : « Je pourrais encore l’employer aujourd’hui même ». Quand elle adresse un clin d’œil à l’un des protagonistes masculins du film, elle fait preuve de malice et de pétulance.
Elle doit également faire preuve de courage dans Les Mendiants de la vie (1928), de William Wellman, où, après avoir tué son père incestueux, elle s’échappe par voie de rails déguisée en garçon, menacée par les bandits de grand chemin qui s’interrogent sur le sexe de cette passagère ambigüe, coiffée d’une casquette. La scène où elle réapparait en costume féminin devant son compagnon de route la montre délicate et radieuse.
Quand, en conflit avec sa hiérarchie, elle sera appelée en Allemagne pour tourner avec le réalisateur Georg Willem Pabst, c’est cette énergie solaire qu’elle dégagera dans son plus grand film, Loulou la Boite de Pandore (1929). Les images luisantes, feutrées et nocturnes de ce film, restauré depuis, sont sublimes. Loulou est une jeune fille rayonnante qui mène les hommes à leur perte. Après le meurtre de son mari, elle s’enfuit de son procès et échoue dans un tripot, puis sombre dans la prostitution. Sa mort, dans laquelle la caméra nous montre les doigts de sa main se défaisant de leur étreinte comme une corolle de fleurs, est subtilement mise en scène. Dans ce film, Louise Brooks fait preuve d’un jeu extrêmement naturel, sans rien des roulements d’yeux de ses partenaires, typiques du cinéma muet, même des plus grandes comme Lilian Gish.
Ce merveilleux chef-d’œuvre qu’est Loulou sera pourfendu par la critique, incompris. La fin sera modifiée pour plaire aux exigences de la censure. On accusera Louise Brooks de jouer mal, d’employer un registre limité, car sans emphase. Le film suivant de Pabst, Journal d’une fille perdue (1929), plein de prouesses de jeu, de rythme et de caméra, sera incroyablement mutilé, démonté, réduit de moitié. Comme Loulou, le Journal est un chef-d’œuvre dans lequel Louise Brooks se promène, pure et rayonnante, de maison bourgeoise en maison de correction, en passant par le bordel où elle est enfin heureuse. Pendant diurne du premier film, il utilise le meilleur des ressources du mélodrame, mousse comme du champagne, pratique la satire et fait appel aux bons sentiments. Quand elle l’interprète, on ne dirait pas que Louise est des années vingt mais d’aujourd’hui, tant son naturel est dépouillé de toutes les conventions de l’époque.
Son dernier grand film sera tourné en France. Il s’agit de Prix de Beauté (1930) d’Augusto Genina, film pour lequel elle est doublée, et le doublage est assez affreux. C’est un point regrettable car la thématique de cette œuvre est vraiment intéressante : Lucienne, une jolie secrétaire, qui rêve à une autre vie, participe à un concours de beauté… qu’elle remporte. Son existence est bouleversée, mais son mari n’est pas d’accord. La beauté photogénique de Louise Brooks porte le film, et la fin est sidérante, magnifique, à faire frissonner.
A l’heure du parlant, l’employeur américain de Louise Brooks ayant, par vengeance, fait circuler la rumeur selon laquelle l’actrice avait une mauvaise voix, celle-ci ne trouve que des petits rôles et recommence au bas de l’échelle. Les médiocres films parlants de l’époque révèlent pourtant une voix splendide, avec une diction mélodieuse, digne du théâtre. Wellmann, qui s’apprête à réaliser L’ennemi public (1931) veut la réengager dans ce film devenu un classique : elle refuse, et perd ainsi l’occasion de devenir une grande actrice du parlant. On ne peut que regretter l’autodestruction de Louise, l’incroyable gâchis qui a été fait de son talent et de ses immenses possibilités.
Comme le révèle l’excellente biographie de Barry Paris, après laquelle il est évident que tout a été dit sur l’actrice, Louise Brooks ne fut pas seulement l’interprète de cinq grands films du cinéma muet et de quelques autres peloches (la plupart ayant été détruites). Elle fut aussi une danseuse de formation, une catholique fervente, une femme qui aimait peindre, une lectrice, une intellectuelle et une écrivain, comme le prouveront ses mémoires, Lulu in Hollywood (en français, Louise Brooks par Louise Brooks), rédigés dans un style énergique.
Les critiques formulées contre Louise Brooks quand elle était jeune, l’oubli et la misère dans laquelle elle est tombée durant trente ans, sa résurrection auprès du public, nous amènent à nous interroger sur cette vérité peu étudiée : il existe des acteurs maudits comme il a existé des artistes et des poètes maudits. Si la liberté sexuelle de Louise Brooks, son caractère émancipé, étaient en phase avec son époque et Hollywood, on ne peut s’empêcher de penser, rien qu’à la jauger du regard, qu’elle était généralement très libre et en avance sur son temps. Elle parait plus audacieuse que les femmes d’aujourd’hui. Elle est, ce me semble, la personnalité la plus atemporelle qui ait existé. Des lignes pures, un dessin en noir et blanc, une personnalité directe, une aura rayonnante, autant de points d’accroche qui promettent à cette icône de subsister encore longtemps, et d’inspirer toujours, même si on ne peut la décrire à proprement parler comme une actrice populaire.