A DRANCY, CAMP DE LOGEMENTS.
Le camp de Drancy était-il encore habité ? On parlait d’immeubles. J’arrivai devant la statue du Mémorial, puis visitai le wagon restant, de la déportation de soixante-mille Juifs, un bout de wagon en bois, dans lequel il faisait déjà trop chaud, dès quatorze heures, en automne. Avant de passer au Mémorial, je partis me promener dans la cité en U.
Tiennent là, encore, les chambrées des Juifs déportés jadis. Rien n’a été détruit, rien n’a été changé, et on y habite encore.
Des habitants s’étaient regroupés, sous le long porche de l’immeuble – un couloir extérieur, qui promettait une promenade un peu sombre, un peu sale : devant le local du Secours Populaire. L’association, qui vit, travaille ici, et semble sauver le monde, y possède plusieurs pièces. Longer les murs est traumatisant : il s’agit d’un espace délaissé.
Les immeubles étaient ouverts. A chaque entrée, une pièce au plafond haut, et puis l’escalier. La peinture n’a jamais été retouchée depuis les déportations. Il n’y a pas eu de travaux. L’espace est bizarre, un peu malséant, dérangeant, original, étroit et d’un abord insalubre. Une vitre sur toute la longueur de l’escalier. La sensation de souffrance, bouleverse. C’est l’architecture d’époque, que l’on retrouve, dans ce musée d’humains qui s’appelle la Cité de la Muette : je n’ai jamais rien vu d’aussi pauvre.
On déportait pour exterminer ; mais on internait pour punir. Qui punit-on en logeant ainsi des hommes d’aujourd’hui comme s’ils devaient prendre le relais, géographique ou symbolique, des Juifs de Drancy ?
Quatre portes par étages. Quels meubles et quel type de pièces derrière ce mur qu’est une porte, qui habite là et qui dit quoi de ce qu’il habite ? Des petits graffitis noirs, affectueux, sont écrits au stylo feutre sur les murs bleus, couverts de cloques et de rayures. Il s’agit là, au fond, d'un hommage historique : les « internés », comme le stipulent les documents de guerre, c’est-à-dire les déportés juifs, écrivaient des graffitis qui ont été retrouvés, et sont exposés au Mémorial.
Un vieux à barbe ouvre la porte de son appartement ; il la referme à toute vitesse ; pas le temps d’échanger un mot. Juste entrevu du bois. Je n’ai jamais vu des gens se cacher aussi vite. Dans une autre entrée, c’est un homme qui, me voyant monter l’escalier, s’enfuit. Comme s’il fallait éviter un viol.
Au deuxième coude d’immeuble, j’aperçois un petit groupe de jeunes hommes.
« Vous habitez ici ? leur dis-je.
-Oui, répondent-ils. Et l’un d’eux : moi, ça va, j’habite là-bas.
-C’est la première fois que je viens ici. Je viens voir le Mémorial de Drancy. »
Les garçons m’indiquent la direction, ils sont très polis, ça leur semble une évidence que je vienne plutôt pour visiter une chose intéressante, attractive, digne de moi.
« C’est ici que vivaient les déportés, repris-je. Ça fait quoi de vivre ici ? »
J’avais l’air atterré, et je l’étais.
« Quand on est seul, ça va, me répond l’un des jeunes.
-Les gens vivent ici longtemps ?
-Année quatre-vingt, avala mon interlocuteur. Dix, quinze ans, oui ils restent longtemps.
-Franchement c’est choquant, c’est pauvre ici. L’état de la peinture, de la pierre… On aurait dû déloger les gens et faire un musée… C’est là que les gens ont été déportés…
- Beaucoup sont morts, coupe le jeune homme.
- Morts, en plus ! Vraiment, l’état de ces immeubles c’est le prolongement de la guerre.
- Ah ! Et personne ne le dit ! » sourit l’un des garçons – bien gentiment.
Cette réalité est pleinement assumée par l’Office Public de l’Habitat de la Seine Saint-Denis. Enorme moquerie, tabou dont on joue pleinement (et si on riait sous cape de ceux qui ne disent rien ?), indécence de la pauvreté face au Mémorial juif qui dénonce en son for intérieur la misère et les mauvais traitements.
Un local du P.M.I (Protection Maternelle et Infantile), est implanté au bout du couloir, ouvert à la verdure. On le retrouve avec soulagement, sa présence sauve encore le monde.
Il est possible que tout humanisme, dans cette cité de la Muette, tienne à deux associations. Si l’on me dit : « C’est mieux que rien », je dois garder pour moi que, dans les quartiers pauvres, il est tenu aux habitants un discours de Tiers Monde, en contrepoint du discours télévisuel.
Comme si c’était normal. Et il s’agit d’une norme.
Pas pire que la télévision ?
On ne leur tient pas un « discours du bonheur » ; car il y a, avant tout, la misère ; être heureux veut dire s’élever au-dessus de sa condition, ce qui est impossible ; et c’est de l’orgueil, ce qui est mal. Il y a plus malheureux que moi, ou encore – ça peut aller ; ou même – je suis privilégié, j’ai un logement. L’exigence existentielle des habitants pauvres est une question sacrifiée, éludée. Emotionnellement, reste à être passeurs d’une histoire tragique, et à indiquer le Mémorial, avec une civilité et une courtoisie qui en disent long, sur ce qu’on aime à transmettre, et ce qu’on souhaite garder en soi.
Après avoir vu les films du Mémorial, sur la faim, le délabrement, le silence, il m’a paru indécent de ne pas tirer la sonnette d’alarme quant aux habitats de ces pauvres-là, population pilote, énormité de ce qui, en France, dit : « Les problèmes du présent – ça va ».