PENIBILITE DE L’ENSEIGNEMENT
Si les professeurs ne veulent pas qu’on touche à leurs retraites, c’est parce que leur métier fait partie des emplois dits pénibles. Ces privilégiés cachent leur cambouis. Avant on n’en parlait pas ; la pénibilité était retirée du mot pédagogie, aidé en cela par une kyrielle d’administrateurs et d’inspecteurs hypocrites.
Sans doute il existe des enseignants pour qui tout roule. Il vaut mieux les admirer.
Je ne crois pas à la chance. Tout le corps enseignant va y passer : le niveau moyen des classes dans le second degré, au collège par exemple, est les classes bruyantes.
Le professeur s’échine à demander le calme, le silence dans sa classe. Il lève la voix. Il reprend les élèves. Il s’indigne. Ça ne devrait pas se passer ainsi. Sa préparation de cours tombe sur une corne de bœuf. La classe ne méritait pas qu’on lui consacre autant de temps, du moins pour ce jour-là.
Un cours bruyant demande beaucoup d’énergie, compte parfois double. Et vous ne vous contentez pas de parler dans le brouhaha. A présent il faut obéir aux élèves : ils vous demandent aussitôt d’être « plus sévère » et d’appliquer les punitions, ils se dénoncent entre eux. Vous devez donc vous montrer réactif, sur le qui-vive, prêt à punir aussitôt et sans arrêt. Mettre un bâton, un mot sur le carnet ou dans la base d’un ordinateur, coller une retenue, exclure, l’éventail est petit et répétitif ; certains élèves très dissipés refusent la sanction. On exige donc de vous que vous abandonniez votre métier, les lettres, pour devenir un agent. Cette pensée est harcelante. Elle ne permet plus à l’enseignant de travailler sereinement, ou avec passion. Sa pensée devient : comment va se passer ma gestion de classe aujourd’hui ?
Preuve que l’effet de groupe et le nombre des élèves sont responsables des difficultés essentielles de l’enseignement, travailler en demi-groupes représente une source de bonheur intarissable. Je n’ai jamais eu de problèmes quand j’ai enseigné avec de petits effectifs et mieux, j’ai même eu de vrais moments d’échanges avec mes élèves. La pédagogie reprend alors sa place. « Il n’y a tel que d’allécher l’appétit et l’affection », dit Montaigne. Un pays où les enseignants seraient heureux serait un pays où ils ne feraient cours qu’avec des classes de quinze élèves.
Quoiqu’on ait dit, ces difficultés ne sont pas neuves ; dans son Journal d’une institutrice, en 1953, l’espagnole Maria Sanchez Arbos écrit de ses élèves :
« Pendant les quelques instants où elles attendent pour entrer, elles se battent, s’insultent et crient sans cesse. Une fois à l’intérieur il faut se donner du mal pour que chacun occupe sa place, pour qu’elles gardent le silence et se disposent à écouter[1]. »
On vous remet cette épreuve d’avoir à réussir dans le bruit, un bruit culpabilisé par le discours majoritaire, dix-huit fois par semaine, quarante fois dans l’année ; c’est une série de cases lourdes. Dans sa corolle disciplinaire, l’enseignant ne cesse de souffrir. Le fardeau est assez prononcé pour que je m’étonne de la possibilité de durer en poste de longues années ; c’est pourtant ce que tous font, preuve que l’être humain s’habitue au cambouis.
[1] Journaux intimes inédits, La Nouvelle Revue Française, 1975, p.35.