Mémoires de Normandie : l'Université Populaire


MEMOIRES DE NORMANDIE

 

 

 

 

« Je suis venue pour comparer le livre et l’écrivain, dis-je à une mère de famille anglaise, qui partageait mon petit déjeuner fruité.

You’re special », répondit-elle.

 

La conférence se déroulait à l’Hôtel de Ville, un immense bâtiment au sein du vieux Caen. Elle se tint salle du réfectoire, décorée de peintures christiques. J’entendis protester : « Michel Onfray… oh ! ce sera encore plein… Il n’y aura rien à manger… » Le philosophe drapeau de la Normandie, arriva vite. Remuant, plus jeune viveur que cadre scolaire, il se dandina en riant, et confia : « On peut mourir d’être heureux ! » Un simple mot lui fit se reboutonner avec orgueil le col de sa veste blanche.

 

Les conférenciers se coiffaient les cheveux de la main et, pressés de bien paraître, jouaient les acteurs en herbe. Après la question de la corrida, son ami Franz-Olivier Giesberg, qui cherchait dans les regards du public la façon dont il était perçu, ce qui lui faisait hasarder des mots sans conviction, se retira. Puis s’en vint engourdi, tassé de modestie, avec un dos malingre, me fixa de loin tandis que la lumière du soleil éclata en énorme halo jaune sous le plafond de l’Abbaye aux hommes.

 

Madame Moreau, la quinquagénaire hâlée, en robe rouge estivale, aux cheveux blonds ondulés, qu’on avait choisi pour présenter une conférence sur l’œnologie, balbutia quand je m’adressai à elle de vis-à-vis. Moi ? semblait-elle dire. On m’a vue ?

 

« J’ai apporté du vin pour l’équipe, à qui puis-je le donner ? 

–Je ne sais pas…, fit-elle, désarçonnée.

Tout à l’heure, j’ai dit à monsieur Onfray que j’avais apporté du vin… »

 

         Il s’était assis pour la deuxième fois, au bas d’une petite estrade blanche, et signait autographes sur autographes, comme un gamin. Il s’était mis ainsi presque à terre car il savait que j’avais peur de sa grande taille.

 

         « Tenez, c’est pour vous, dis-je en lui tendant la bouteille de vin de Bourgogne, cela ne vous dérange pas ? »

 

         La bouteille était de pâteuse qualité, tirée du tiroir d’une épicerie, mais je l’ignorais ainsi que la décence qui oblige à la qualité, et fus prise pour une riche aventurière qui amenait de sa région des trésors.

 

         La foule sortit dans la cour de l’abbaye, Michel Onfray cria tel un adolescent survolté et courut s’enfermer derrière une porte, accompagnée d’une femme de son service.

 

         J’avais eu mes autographes ! Sur deux livres merveilleux qu’il avait écrit mais il ne sembla pas se poser la question : pourquoi ces titres ? J’étais persuadée que les écrivains se posaient spontanément des questions sur les choix de leurs lecteurs, et que chaque lecteur était un centre.

 

         « Il est très chaleureux dans les relations humaines, demandez-lui, me dit une voisine de chaise.

–Oh, je n’en suis pas sûre, si jamais il est de mauvaise humeur…

–Quand je lui écris un mail, il me répond de suite !

–Moi, je lui ai écrit, il ne m’a jamais répondu.

–C’est parce que je suis une grand-mère. Retournez-y, vous avez été trop timide… »

 

         J’allai voir l’auteur du Recours aux Forêts et de l’Archipel des Comètes, dans lequel un chaton tigré, pendu à une corde, servait de marque-pages.

 

« Puis-je vous demander des autographes sans vous déranger ?

–Non. Votre nom ? »

         Il signa, sans une once d’émotion. En trois ans, son écriture était devenue plus chétive.

         Nous sortîmes boire du champagne. On était très détendus. Dans la cour de l’abbaye aux hommes régnait un soleil enchanteur. « Ce sont les pâquerettes que l’on refuse de couper », me dit une femme. Les fleurs piquaient doucement le gazon vert.

 

La foule fonça sur Michel Onfray, le confondit de questions comme s’il venait d’être promu. Je ne le sentis pas fort heureux.

 

« Vous savez, dis-je à une grand-mère, avec qui je visionnai le programme des conférences, je comprends ce qu’on entend par sensibilité animale… Je veux dire que je sens les gens… Et que quelqu’un de normal, de sain, de sensible, ne sera jamais en mal de sécurité avec moi. Pour les autres, je ne peux pas.

 

–Ah bon, dit-elle, la bouche étayée d’un sourire où se mêlait dieu et diable, à bientôt alors ! »

La suite dit qu’elle tint sa promesse et vint manger spécialement à la table d’un peintre à Paris.

Le philosophe passa devant moi comme devenu sourd et aveugle, tapa amicalement sur le dos d’une femme trapue, qui l’accompagna dans le corridor de sortie.

 

         J’allai dans la cour, avec un deuxième verre de champagne. Une étudiante en médecine, originaire de Caen, restait assise au fond, solitaire sur un escalier de pierre.

 

         « C’est paradoxal, dis-je, vous êtes seule et je ne viens même pas vous parler ! »

 

         Elle articulait très posément, agréablement. Nous discutâmes de la dichotomie entre le monde réel, celui auquel nous goûtions à ce moment précis, et le virtuel.

 

« Faites-vous bien la différence ? lui demandai-je.

–Je ne sais pas trop…

–Oui, cela demande de l’organisation au quotidien…

–Vous dépareillez avec le public habituel de Michel Onfray, devenu âgé et plutôt bourgeois, me dit-elle. Ce qui ne correspond pas à son projet proclamé…

–J’ai l’air bourgeoise ? dis-je en souriant.

–Non, pas du tout. Vous devriez aller le secouer… Car écrire un pavé de cinq cent pages pour dire que l’on met trop de livres entre le monde et nous…

Oui… c’est paradoxal… J’ai une collègue qui me dit souvent : lutter contre l’emprise du virtuel est une lutte quotidienne. Pour en revenir au public, c’est étonnant, ces gens qui viennent aux conférences, mais ne semblent pas savoir pourquoi…

–On vient voir papa parce qu’il est beau, parce qu’il sait parler… 

–L’abbaye ressemble à un immense orphelinat, dis-je en regardant les fenêtres de l’Hôtel normand, assourdi de lumière…. Vous vous sentez bien ?

–Oui !

–Moi aussi ».

 

         Les conférences à l’Hôtel de ville se poursuivirent – salle des mariages.  « Le philosophe que j’essaie d’être… », continua monsieur Onfray, tombé au rabais auprès d’un collègue expéditif.

 

         Le gamin égaré, comme autiste, courbé sur ses autographes, l’adolescent extatique empochant un vin de Bourgogne, était devenu un homme. Ayant écouté et pris dix pages de notes, j’allai lui demander :

 

« Dans quel ouvrage Franz Fanon s’inscrit-il dans une logique totalitaire ?

Les Damnés de la terre, fit-il aussitôt.

Ah, je ne l’ai pas lu ! »

 

         Ce fut la seule fois où je vis Michel Onfray comme il l’est peut-être face à lui-même ou à ses intimes : naturel, souriant, extrêmement agréable – et solide. Il semblait rubicond. Je le trouvai magnifique.

 

         « J’ai lu votre article sur Jean Malaurie dans Le Point, dis-je. Sera-t-il possible d’en parler ?

–Oui », répondit-il, toujours normal. 

         Une lecture publique se préparait, derrière la porte colossale de la salle des réfectoires.          Une statue de cheval, en bronze noir, paradait silencieusement derrière l’escalier.

         « C’est elle qui fait chanter mémé », entendis-je, à propos de la gracieuse invitée.

         Un retraité s’assit à côté de moi, au fond de la salle, sur la banquette écarlate. Il maugréait et je n’eus guère envie de nouer conversation avec un râleur.

         « Il parait que c’est une très belle femme, dit-il à propos de la conférencière. On va voir ça ! »

         La lectrice était une personne d’une majesté de quarante ans, se donnant un cachet de peinture espagnole. Son teint mauresque, délicatement basané, son élégance droite, un peu bourgeoise, ses lustres aux oreilles en faisaient une petite peinture de Frida Khalo embellie.

         « Bof, fit mon voisin après inspection. Vous, vous êtes une femme sublime. Je préfère vous regarder vous.

–Ca fait plaisir de se l’entendre dire ! m’exclamai-je.

Vous savez, j’ai été en Irak, au temps de Saddam Hussein j’y ai vu des femmes habillées comme vous – et y vivant en paix… Aujourd’hui, il est impossible d’y voyager.

« J’ai lu le dernier livre d’Onfray, reprit-il, celui-là n’est pas trop difficile. Pour les autres, j’ai dû prendre un dictionnaire.

(Un des conférenciers étant absents pour maladie) – Bah, râla-t-il, c’est une maladie diplomatique !

En êtes-vous sûr ? Je viens de Paris, on y a souvent des maladies, surtout à cause des transports. »

 

         Mon voisin retraité me parla de la radio, et de la façon dont les informations y divergeaient, selon leur diffusion avant ou après six heures du matin.

         « Pour Onfray, une absence n’arrivera pas. Je le connais depuis treize ans, il ne se désiste jamais. »

         Michel Onfray entonna une nouvelle conférence. La cent-millième. Je lançai une insolence durant sa partition. « Hein ? Vous avez entendu ? » s’étrangla-t-il soudain, étonnamment enchanté. Je fus ébahie par un écriteau où était écrit son nom en lettres bleues – ce qui faisait fleur bleue. Une petite bouteille d’eau sur sa table, comme un biberon pour enfant, semblait attendre qu’on l’y prenne. Or lui avait fait preuve, durant son discours, d’une agressivité sexuelle effroyable en recommandant la biographie de Théroigne de Méricourt, et avait parlé publiquement de me soulever les jupes, avec d’autres atrocités verbales, pour m’en punir.

 

         Les organisateurs distribuèrent des affichettes sur les chaises du premier rang : « Réservé », « réservé », « réservé », « réservé »…

 

         « Pour qui est-ce ?

–Oh, me répondit une grand-mère un peu caustique, ce doit être pour des gens qui se sont mis là alors qu’ils n’auraient pas dû. »

         J’allai revoir Michel Onfray à la fin du concert. Il avait passé en souriant une écharpe rouge au cou de sa secrétaire Dorothée Schwartz, une petite châtain, et n’avait cessé de regarder le piano noir.

« Puis-je vous poser une question ?

–Ah non, bougonna-t-il, pas après toutes les conférences.

–C’est à propos de la santé de Madame Jerphagnon (la femme de son ancien maître, en chimiothérapie, avec qui j’échangeai quelques cartes et courriels).

–Madame Jerphagnon a décidé que je n’existais plus pour elle », fit-il, les yeux perdus dans le vague.

 

         Je me ruai vers ma valise en tempêtant : « Bon, eh bien, c’est réciproque ! »

 

         Il y eut des pleurs bizarres dans l’abbaye, des pleurs d’enfant. Mon octogénaire de voisin me mena à la gare en voiture. La pluie martelait légèrement le sol. Nous passâmes devant le théâtre de Caen, inauguré avec la patte d’André Malraux en 1964.

 

         « Je ne suis pas un grand lecteur, mais le théâtre, je m’y rendais souvent avec mon père. J’ai eu une éducation prolétarienne. D’ailleurs je remonte souvent les bretelles à Onfray.

–Ah ? ll vous parle ?

–A propos d’Israël, me dit-il. Il est complètement là-dedans. »

 

         Mon conducteur raconta, avec un coup de sang, qu’il avait été fait prisonnier par le Mossad, qu’il s’était rendu à Hébron…

 

         « Hébron ? Vous n’avez pas choisi la partie la plus facile… »

 

         Je n’avais aucune envie de polémiquer.

 

         « Michel Onfray, vous lui remonterez les bretelles à mon sujet ».

 

         Quand j’entrai en gare de Caen, la pluie s’abattit soudain en rafale, en grêle violente et en plaque, comme un rideau triste et définitif, contre les vitres du hall.  

 

        

                                                                  (Témoignage Salon du Livre de Normandie, livre Cosmos, Mai 2015)

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 21/04/2017

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