Manuscrits audacieux

MANUSCRITS AUDACIEUX

 

 

 

 

       Lors de son dernier concert en France[1], la chanteuse malienne Rokia Traoré expliqua au public que, pour les artistes, créer sans recevoir de retour n’avait pas de sens. Je souscris à cette vision du métier.

En février 2000, la revue Lire publia un dossier dans lequel les journalistes se moquaient des auteurs non-publiés. En l’occurrence, il s’agissait de cautionner les pratiques éditoriales. Les éditeurs interrogés reconnurent qu’ils rejetaient immédiatement, après un survol de cinq minutes, les manuscrits dont l’« indigence » était frappante, et, qu’en revanche, ils étaient heureux de recevoir un bon manuscrit, une « pépite », car ils recherchaient l’auteur qui aérerait la littérature. Le journalisme apporte une caution au monde éditorial comme deux puissants qui se donnent la main. Pourtant, dans les faits, il n’est pas certain qu’un bon manuscrit soit accepté chez les éditeurs.

Pourquoi ? C’est, une fois encore, en connaissance de cause que je parle. A l’époque, j’étais lue aux éditions de l’Olivier, chez Laffont et Julliard, et il était impossible de faire passer mon manuscrit parce qu’il était trop violent et trop audacieux. J’étais d’ailleurs entrée chez les deux derniers éditeurs par relation. Je ne jure de rien si j’étais arrivée par la poste.

A l’adolescence, j’avais écrit un roman, Naissances à la machette. J’avais fait des recherches livresques pour savoir comment cela se passait dans les prisons. Le reste venait de mon moi intérieur. Je cherchais à provoquer des réactions. Le narrateur de l’histoire était un garçon.

Le roman submergea de surprise et d’émotion plusieurs éditrices. Finalement, chez l’Olivier, on abandonna : trop de reprises à faire. Chez Julliard, on recula : vous avez un réel talent, mais je suis très mal à l’aise, peut-on trouver réaliste un personnage aussi violent, a-t-on les preuves que cela existerait dans la réalité ? bref j’avais secoué le cocotier d’un monde irénique. Chez Laffont, on s’accrocha. Elisabeth Samama, la directrice littéraire, estimait que mon ouvrage révélait « énormément de talent ».

« Vous avez dit des choses qui n’ont jamais été écrite », me certifia-t-elle.

C’est ce que je pensais aussi, et presque tous les auteurs contemporains m’en paraissaient ordinaires et frileux. Pourtant, pour la revue Lire, quand un auteur écrivait à un éditeur, au sujet de son manuscrit : « Cela n’a jamais été écrit », on le jugeait avec condescendance comme étant d’une incroyable naïveté.

Mais le livre allait tellement à rebrousse-poil du politiquement correct, continuait mon interlocutrice, dont je ne connaissais que la voix au téléphone, qu’il posait peut-être des difficultés de publication. Pour en savoir plus, Elisabeth Samama, qui était une éditrice fine et très professionnelle, envoya mon manuscrit chez Emmanuel Pierrat, un célèbre avocat chargé de repérer dans les textes les matières à litige juridique ; il me répondit par un courrier standard qu’il ne pouvait rien pour mon affaire.

« Ne paniquez pas, me dit Elisabeth, ce sera long et difficile, votre texte demande à être parfait, le sujet traité est délicat ; mais je pense que vous y arriverez ».

Je me mis à retravailler mon livre. Il fut considérablement amélioré et trouva sa forme idéale quand j’eux vingt-deux ans.

Elisabeth Samama me conseillait des éditeurs, comme Massot, qui avait révélé la fougueuse Virginie Despentes. Je considérais cette écrivain comme un cliché, mais il était flatteur pour une jeune fille modèle telle que moi d’être comparée à un succès de cet ordre.

Au final, mon roman fut refusé partout.

« Vous êtes jeune et j’ai peur que ça vous détruise le moral, dit Elisabeth Samama. Vous êtes comme une adolescente surdouée qui a raté son bac ! »

Elle m’invita à passer la voir à Paris. De fait, quand je la rencontrai dans son bureau, je fus surprise d’apercevoir une belle jeune femme, brune, aux cheveux longs, avec un blouson de cuir noir. Elle devait avoir quarante ans et était extraordinaire. Devant mes aveux, elle m’offrit un sac entier de livres. Ainsi découvris-je que les éditeurs, qui étaient des gens très fermés, se montraient très généreux avec les gens admis dans leur cercle.

Il me fallut attendre dix ans pour qu’un Belge publie Naissances à la machette. J’avais été refusée dans mon propre pays et n’eut aucun succès commercial avec ce livre. Il s’agissait pourtant d’une perle noire qui avait retenu l’attention de quatre à cinq éditeurs alors que j’avais vingt ans ; aussi doit-on, à moins de vouloir soutenir les débouchés les plus évidents et les plus puissants, cesser de considérer les seules réussites comme la preuve du talent artistique.

 

[1] Ne so, le 06 janvier 2020, à la Cité Philharmonie de la Musique, Paris.

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