NUIT CHEZ LES ORPHELINS
Qu'on me fasse lire une histoire conformiste, qu'on m'en fasse lire une non-conformiste : si je les lis sur une montagne, elles me feront sensiblement le même effet.
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Il n'y a pas à dire, être orphelin ce n'est pas être pareil.
Le monde est empli d'hommes et de femmes qui parlent des familles en ayant des orphelins en face d'eux et sans jamais s'en être rendu compte. Ils ont pu être blessants. Enfants objectaux, les premiers n'existent que dans un plaisir verbal d'adultes qui semblent avoir eu (leurs parents), perpétuant les mêmes schémas de racontages – tout le monde s'y sent bien... On sert aux orphelins que tout le monde connait l'absence et la mort et que la beaufitude, la dureté qu'ils constatent autour d'eux, il est incompréhensible qu'ils s'en éloignent à ce point.
Etymologiquement, l'enfant, infans, ne parle pas. Moi, par exemple, j'ai perdu mon père à l'âge infantile. Cela a peut-être contribué à ma passion de l'expression. Être élevée par lui – j’aurais vraiment aimé. Il avait une conversation intéressante, Il était cultivé, il aimait voyager et c’était un homme sociable. Il comprenait les motivations artistiques. Outre que cela m’aurait donné une meilleure santé et un équilibre affectif très différent, je pense que j’aurais été amicale avec lui. Mais il eût fallu pour cela qu’il fût en santé, car l’alcool et la dépression détruisent les individus à un degré profond et qui s’étend par-delà la naissance, par-delà la mort.
Le mot puer, en latin, d'où est venu puéril, désigne, dans la culture romaine antique, les jeunes de six à moins de dix-sept ans ; des orphelins ont perdu leur père, leur mère, en âge puéril. C'est un peu différent. A dix ans, j'ai perdu ma mère deux fois : elle est revenue des courses trop tard ; les hurlements que j'ai poussés en l'attendant ont laissé en moi un souvenir coupant, au cordeau, de ces deuils infaisables.
La langue anglaise a crée fatherless, motherless : l'ensemble des mineurs embarqués dans la soustraction.
Ils semblent absents du monde, malléables, effacés, gentils. Cette douceur irrite. Bien qu'un philosophe juif, Maimonide, demande à leur égard la plus grande gentillesse, et que les Noirs d'Afrique soient aujourd'hui les seuls vraiment réceptifs à cette sensibilité, le cursus des orphelins est le plus souvent : naissance, puis oubli.
J'étais petite fille, le moindre reproche, le moindre décibel me jetait dans les larmes et me mettait dans tous mes états. Les enseignantes recevaient ma mère et la dévisageaient comme si celle-ci cachait une enfant battue. L'agressivité, je la retournais contre moi ; en colère ou déçue, je me griffais le visage. Aujourd'hui, retourner une agression dans les temps impartis me parait un acte d'émancipation.
Comment après vouloir en amour des jeux de jalousie, des passions destructrices, des destructions gratuites, des rivalités amusantes, des actes de domination, et tout ce qui est l'arme parait-il rouge, charnelle, sensuelle, vantée, d'une partie de la gente féminine ?
Je cherche des consolations. Comment ne pas vouloir de la simplicité ?
Par ailleurs, il y a plein de choses que je hais.
Alors j'ai passé une nuit avec des orphelins. Quand je suis entrée dans l'espace... l'espèce d'internat où j'allais dormir, aux côtés de gens soustraits dans l'enfance, comme moi, j'ai cessé d'éprouver de la colère. Le ciel dégagé des brouillards, des brassées épaisses de bruits, des lumières abrasives, même à Paris.
Une copine a tout lâché :
"Moi, j'ai été larguée à l'âge de quatre ans, je suis gentille, j'aime aider la grand-mère, donner un coup de main, et puis je vois les autres, ils ont un père, une mère, des frères, des soeurs, ils sont en famille, et ils sont beaucoup plus agressifs, ils s'énervent et ils estiment que c'est leur droit de faire valoir que ça ne va pas, alors je me dis que j'aurais mieux fait d'être comme eux."
Dans ces voisins de lit, il y avait un intérieur de pétales. Ce que j'appelais "le monde creux", un monde sans passions acides, c'était une lignée d'esprits d'anges, qui ne songeaient à rien que d'ordinaire, dormaient sur eux-mêmes, sensibles et frais comme un tas de petits draps, blancs et empaquetés dans le ciel. Il n'y avait rien de particulier en eux, et c'était quelque chose de très ample. Il était impossible de leur en vouloir. Quand un orphelin n'est pas loin de la montagne, il a un rapport avec le monde spirituel.
(Marie Pra)