ET J’ATTENDS VOTRE ENFANCE !
Il y a vingt ans, je fis connaissance avec Philippe Lejeune, auteur connu dans les hémicycles scolaires pour Le Pacte autobiographique et une définition fameuse qui s’y trouve. « Si vous voulez mon hypothèse, reconnut-il dans une lettre, beaucoup de gens qui achètent Le Pacte en lisent seulement quelques pages, c’est devenu un livre de référence, qu’on « respecte », dans tous les sens du terme… »
C’était un homme adorable, abordable, et je le traitai en poète avec une chaleur humaine déconcertante. Loin des concours de la fonction publique, je connaissais surtout ses livres récents et je répondis à une enquête qu’il désirait mener sur l’usage du journal intime par ordinateur. Mon témoignage fut publié dans son livre Cher écran. « Ecrire un journal pour soi : ça n’empêche pas de vouloir l’écrire le mieux possible », m’écrivit-il dans une belle lettre tapée.
Ordinairement, il me faisait parvenir de petites cartes couvertes d’une fine écriture en pattes de mouches, dans lesquelles il répondait précisément à chacune de mes questions, avec des numéros. Il faisait preuve d’une disponibilité extraordinaire. Le ton de ses répliques était énergique et primesautier. J’entrai de plein pied dans le vif du sujet, les journaux intimes, les amours que l’on nouait avec eux, les éditions qui se succédaient, les chiffres et les tirages, l’influence qu’un texte était susceptible de gagner.
De ces héroïnes que sont Catherine Pozzi ou la québécoise Henriette Dessaules, Marie-Edmée Pau ou Eugénie de Guérin, Philippe Lejeune, qui les avaient lues, aimées, servies, savait tout. Il passa des années à éplucher les archives de la littérature féminine intime et de la non-littérature, terme pour lequel la frontière est floue et sur lequel il ne s’entendait pas avec tout le monde.
Il mit notamment l’accent sur l’élaboration du Journal d’Anne Frank. Au lieu de traiter ce livre comme un miracle descendu tel quel dans la serviette d’un ange, il en décrivit les différentes étapes, les deux couches successives du manuscrit, les corrections opérées par la jeune fille, puis comment son père avait fondu le tout pour une publication.
« Non, me dit-il dans un fabuleux courrier, je n’ai pas écrit à Sophie Perrier[1], cela ne sert à rien, elle n’est qu’un symptôme ; j’essaie, par mes livres, mes articles, mes conférences, de faire reconnaître la vérité, d’expliquer comme elle est complexe. C’est un long travail, car les lecteurs affectionnent l’idée qu’il y a eu une censure ou un trucage du père ou des éditeurs, on les flatte en leur faisant croire qu’on leur révèle enfin, à eux les premiers, la « vraie » Anne Frank jusque là muselée. L’idée qu’Anne Frank s’est muselée elle-même, d’une part par amour pour ses parents, et d’autre part pour ne pas s’exposer à des imbéciles comme eux (les lecteurs), en somme par délicatesse, et aussi par stratégie littéraire (c’est-à-dire par intelligence artistique), ça a du mal à entrer dans leur tête. Enfin, je m’arrête là, puisque vous savez ce que je pense. Je trouve l’attitude et le travail d’Otto Frank admirables. – Autre chose étonnante : je suis le seul en France à m’être intéressé au texte et à l’histoire du journal d’Anne Frank, aucun autre chercheur, critique, amateur ne s’est penché dessus (sauf les traducteurs, qui sont des gens remarquables), alors que dans les pays de langue anglaise il y a une vraie littérature critique sur Anne Frank. »
Philippe Lejeune se situe donc dans la branche des chercheurs d’avant-garde et des options marginales. Adepte des textes frais, directs, parfois crus, comme le journal de Jehan Rictus, il disait : « Beaucoup de choses que je trouve en librairies me paraissent très faibles. » Sa préférence est restée pour les trublions de l’obscurité. Il décrivait le journal comme un « chemin vicinal, que j’arpente avec plaisir, dont je sais qu’il résiste mieux au temps, mais qui suppose, surtout si l’on veut garder sa liberté, de rester un certain temps à l’écart du public, de vieillir en fût de chêne… »
Parfois, dans cette correspondance penchée sur le monde des lettres comme un saule penché sur l’eau, nous évoquions notre vie privée. « Je suis devenu… grand-père, nota-t-il, et je relis à toute vitesse Victor Hugo pour me recycler… » Comme je lui faisais tout savoir de moi par mes écrits autobiographiques, et qu’il les acceptait avec une prévenance dont je m’étonne aujourd’hui, tant elle est restée sans comparaison, il me lança à la fin d’une carte :
«… et j’attends votre enfance ! »
[1] Journaliste ayant écrit un article orienté contre Otto Frank, le père d’Anne.