Relisant le Journal de Marie Lenéru, dont j’avais pris connaissance à l’adolescence, je me suis demandé en quoi ce livre difficile, tant l’esprit aristocratique nous est devenu éloigné, pouvait retenir une attention toute contemporaine, sans devoir passer par un éloge littéraire : qu’est-ce qui n’a pas été dit de neuf sur cette femme écrivain ? J’ai noté qu’elle était redevenue l’objet d’un culte, surtout à Brest, sa ville natale. Dans le contexte de regain des régionalismes, la ville bretonne, très active culturellement, honore de façon régulière cette auteure, son Journal faisant partie des chefs-d’œuvre de la littérature française. Frappée de surdité à quatorze ans, à demi-aveugle, cette grande lectrice se prit d’écriture au point que ses pièces de théâtre, imprégnées de pacifisme, à l’époque de la Première Guerre Mondiale, furent défendues par Léon Blum.
Marie Lenéru est née en 1875 et a perdu son père à l’âge de dix mois. Fils d’un amiral, ce dernier s’était engagé dans la marine royale et avait été décoré pour acte de vaillance ; peu après son mariage, il mourut à vingt-cinq ans d’une gastralgie. Les biographes de l’écrivain rapportent qu’elle reçut l’instruction de son oncle, le philosophe et musicologue Lionel Dauriac. J’ai constaté que cette enfance monoparentale n’avait cependant jamais fait l’objet d’une évocation, d’un développement dans les études littéraires ou la recherche en psychologie.
« La petite Marie Lenéru grandit sans problèmes ». Nulle part dans son Journal, elle ne mentionne son père, ou son état d’orpheline, ou la solitude conjugale de sa mère ; ses notes à quatorze ans avouent un tempérament remuant, sociable, avec quelques traits typiques de l’adolescence : excès moraux – aspirations au catholicisme, goût des descriptions de maisons de vacances, ronchonnements, récits brouillons de journées en groupe, facilité à vivre en famille élargie, soin apporté à l’examen de soi, drôlerie involontaire, insignifiance et brillant don d’analyse. Ces traits de caractère disparaitront de son écriture d’adulte, pour faire place à un ton hautain, porté à la philosophie, tandis que la femme continuera de montrer, de son vivant, une personnalité gaie et affectueuse.
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Sous l’entrée du 20 septembre 1901, à Brest, elle écrit qu’elle a vu ce matin « le service des marins morts en mer », ce qui est un peu l’histoire de son père. Dans un élan d’enthousiasme, elle s’exclame : « Oh ! oui, je suis fille de marine, je le suis de toutes mes fibres, de toutes mes cellules ! » L’entrée qui en découle est une des plus jolies qu’il ait été donné de lire sous sa plume ; elle y abandonne les considérations littéraires ; son style, simple, dépouillé, laisse entrer la lumière, celle du large, breton – en somme, elle se laisse aller à une description affectueuse des êtres :
« Quand je croise ces jolies figures sérieuses, parce qu’elles sont si simples, que je les sais adorables de bravoure et d’enfantillage, j’ai envie de leur serrer la main, de leur taper sur l’épaule comme le ferait un vieux chef, j’ai envie de les décorer !... »
Elle précise qu’elle souhaite épouser un marin. Epouser un homme du même métier que son père ne renvoie pas à une stratégie, une affaire d’habitude ou d’arrangement, de conditionnement social, ni au souhait de perpétuer son nom, dans le milieu qui lui est propre ; ce serait réaliser le comble du romanesque, le plus exaltant des désirs : épouser un homme qui prolonge son père inconnu, dans la vie, celui qui animerait et incarnerait dans l’existence quotidienne, rangée, une photographie silencieuse, ou rendrait adulte un récit d’enfance.
Amour du métier, de la mer, des vaisseaux, amour des hommes. Marie Lenéru a vingt-six ans, elle écrit sur son père pour la première fois : « Je ne peux jamais penser sans révolte à l’amiralissime qu’eût été mon père. » Elle avoue avoir suivi les carrières d’autres marins.
Si Marie Lenéru est indignée par la mort de son père, ce n’est pas seulement parce qu’il n’était pas avec sa fille, en tant qu’interlocuteur. Il aurait pu devenir. Elle aurait aimé suivre ses voyages, ses affaires. Il ne s’agit pas d’un père manquant au sens affectif (il se peut, au fond, que la famille élargie de Marie Lenéru ait vraiment comblé tous les besoins affectifs de l’enfant[1]), mais d’un père positif, avec sa lignée, son métier, son intelligence pratique. Quand elle dit ce qu’elle aime en lui, s’élabore le dessin d’une psyché exigeante, possédant une idée précise de ce qu’autrui apporte, et aussi de ce qu’est un héritage.
Les quelques passages où il est question du père font donc partie des « moments aérés » dans l’œuvre intime de Marie Lenéru.
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A vingt-sept ans, elle trouve à la mansarde « dans la caisse d’incendie des papiers que je ne pouvais plus quitter. » Il s’agit du journal de marin tenu par son père, âgé de dix-huit ans. Marie consacre une entrée assez fastidieuse à raconter comment et par quels noms de la noblesse espagnole fut enterré et rapatrié son corps, avec quelles lettres et quelle signature royale ce fut fait.
Puis, elle recopie dans son propre Journal les passages qui lui plaisent le plus. L’homme possède un style simple, matériel, rapide, plus plébéien que celui de sa fille, qui va y trouver une leçon de style. Lui témoigne d’une attention plaisante aux petites choses. Elle écrit que son père a « le goût sincère de la sensation » ; ses paragraphes sont dotés d’un vocabulaire technique très riche – celui des métiers de spécialité, à la façon des artisans qui possédaient une connaissance complète des outils et les intégraient à la langue française, quand la pratique et la pensée s’équilibraient.
« Comme il était sympathique et d’originalité éveillée sous cette pureté de langage de petit Parisien qui me déroute un peu. » (18 octobre 1902)
De cette lecture, Marie Lenéru tire la leçon « qu’on devrait toujours écrire », pour transmettre en cas de mort. Sans ce journal, qu’aurait-elle de son père ?
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Elle écrit : « Moi qui aurais été si volée, et peut-être si éloignée », mais elle précise : « si je ne l’avais pas trouvé suffisamment intelligent ». Elle attendait de son père qu’il soit un être de qualité. Ce dont elle a soif, et estime, est l’intelligence. « Je suis charmée, attirée, et navrée », conclut-elle : car cet homme est une jeune herbe arrachée, d’où la dimension pathétique de l’affection qu’elle lui porte.
Marie Lenéru écrit une jolie phrase générale :
« On reste toujours un peu étrangère à soi-même quand on n’a pas connu son père. »
A titre d’analyse particulière, elle précise que, par nature, elle se sentait d’avantage destinée à être « une fille de père » qu’une « fille de mère ». Elle l’explique par son besoin de passion, d’enthousiasme, ou « d’orgueil dans ses sentiments » – c’est une idée vague : pareille qualité ne semble pas, en tous cas, s’accorder avec ce qui est entretenu par les femmes, transmis par les mères.
Comme toute enfant monoparentale, Marie ne supporte pas l’évolution des femmes seules : « Paris – 1er novembre 1902. A table, sur les sept femmes que nous étions des pensées furieusement sombres ». Elle regrette : « Maman, dont mon père eût fait la vie si différente… » Le bilan négatif de cette féminité vidée par l’isolement va même, chez Marie Lenéru, jusqu’à la misogynie intellectuelle.
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Tout apport paternel, chez Marie Lenéru, apporte une lumière à la vie ; cela rend ses sentiments plus larges ; elle intériorise une syntaxe plus simple, renouvelle, à l’occasion, ses centres d’intérêts ; l’évocation du père disparu produit un effet contraire à « la souffrance… inhumaine » de la surdité. Ce n’est pas une femme que l’absence laisse désarmée : l’enfant qui a eu la mort à dix mois sait qu’elle a des qualités et ce que la vie lui doit.
Il s’agit d’un petit témoignage, rare chez les écrivains patrimoniaux, qui sont la majorité des écrivains français. La monoparentalité a fait l’objet d’études et de discours, la prégnance de la psychologie lui a, dans la vie quotidienne, assigné un type d’approche et de vocabulaire limités. Quant à la littérature, avare et elliptique sur ce sujet, préférant le langage détourné ou l’outil psychanalytique, elle n’est plus en mesure d’écrire « la réalité intérieure » de l’enfant dont l’un des parents est absent. Le Journal de Marie Lenéru méritait d’être relu, partiellement, dans cette optique.
Bibliographie :
Marie-Lenéru (1875-1918), Femme de lettres, Monographie, par Jacques Arnol (sur Internet).
Marie-Lenéru, Journal 1893-1918, « Je me sens devenir inexorable », éditions Bartillat, 2007.
[1] Lettre à sa cousine : « J’ai aimé vos parents qui m’ont élevée. Je me suis sentie aimée d’eux plus qu’il est ordinaire à une nièce de le faire. » (7 mars 1916).