OU EST CHRISTINE BOUTIN ?
1
L’an dernier fut une année de japonismes et la France, qui est un pays merveilleux pour les talents étrangers, a présenté de nombreux spectacles japonais. A la Cité Philharmonie de Paris, il y eut du buyo ; c’est un spectacle de danse traditionnelle, en costumes et décors de vives couleurs.
Le spectacle fut magnifique ! Je n’en avais jamais vu auparavant. Les couleurs des vêtements, leurs formes, les mouvements des acteurs, et la musique finissent par émerveiller et emporter l’esprit. – Cet art japonais, qu’on imagine savant et exotique, comme un spectacle sentencieux, recèle en outre un extraordinaire comique.
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Les Japonais appellent « trésor national vivant » des artistes reconnus pour leurs qualités exceptionnelles. Il n’est pas besoin d’attendre la mort pour être honoré.
La première de ces trésors fut Yachiyo Inoue IV (1905-2004). Professeure réputée, elle sauva les traditions de danse des geishas, vraisemblablement vouées à disparaître, dans le quartier Gion à Kyoto… Des archives en noir et blanc ont retenu les mouvements chorégraphiques de cette petite femme, déjà mûre et comme austère, en cheveux courts, désignée « trésor national vivant » dès 1955. Pour un œil comme le mien, il s’agit d’une succession de gestes techniques. Elle les exécutait trois-cents jours dans l’année.
A sa petite fille, née en 1956, qui a appris la danse dans la même école, à but de transmettre les mêmes traditions, elle dit d’un air indifférent : « Tu n’as fait qu’un tiers du chemin. »
La petite fille s’appelle Yachiyo Inoue V. Vêtue d’un kimono bleu foncé, elle joua sous nos yeux La Bataille de Yashima, une histoire médiévale.
Elle est aussi devenue « trésor national vivant ». On la reconnait, sous le maquillage, aux cheveux noirs et les yeux en demi-lune, au nez large au bas d’une longue arrête, en promenade oblique, les lèvres comme de longs pétales.
Il s’agit d’une performance sobre, interprétée dans le style jiuta, c’est-à-dire : « dans un espace restreint ; l’art y est plus retenu et moins spectaculaire que dans le kabuki ».
A un moment précis, il y eut une intervention sonore extérieure au spectacle prévu. Yachiyo avança sur la scène avec un air désemparé, comme un petit jouet défait. Je n’oublierais jamais à quel point elle parut fragile, triste, démunie, à cause de cette intervention.
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Les artistes japonais que nous avions sur scène ne croyaient plus en la valeur de leur art. Il a fallu que nous spectateurs, nous leur expliquâmes que nous trouvions cela beau. Dans le Lion et le Lionceau, les acteurs plantèrent des matelas garnis d’arbres. Les arbres étaient à contempler. La musique fut doublée d’une longue attente. Les Japonais nous offrirent, ainsi, une parodie de leur sensibilité.
« C’est beau ! » m’exclamai-je.
Dans une salle de spectacle, les voix des spectateurs V.I.P sont grossies, modifiées et diffusées par la régie. Je peux parler de façon retenue, interne avec les musiciens, maîtriser certains sons dans les applaudissements. C’est parler avec le ventre, plus loin que les yeux ou sous un couvercle comme dans la langue des signes. Chacun a ses voix ! Personne ne peut partager ce tout d’un spectacle, ni en faire l’aveu, dans une petite langue morte et potinière, en prenant la sortie. Plus un spectacle est beau, plus il donne envie de secrets.
Les Japonais ont désapprouvé que je trouve cela beau. Les musiciens de l’orchestre m’ont fait comprendre qu’ils étaient des salariés. L’un d’eux, au fond, agenouillé, le visage presque muet, et qui connaissait le français, m’a dit :
« Qu’est-ce que ça peut lui faire que ce soit beau, demain il faut faire la même chose avec une flûte traversière. »
La discussion s’est poursuivie. J’ai répondu que c’était beau dans l’instant présent, que c’était d’une beauté de haiku. Lui, pensait devenir gréviste. Ce métier l’ennuie. Il parle des fachos, des conditions de salaire, le son monte et il m’expédie depuis la scène :
« Passe pour le haïku ! Tu es une pédale ! »
Les lions ont paru sur scène. Leurs costumes étaient hilarants. Les lions firent danser leur interminable chevelure jaune en rond au-dessus du sol. Il y a dans cet art un comique de geste bouleversant. J’ai ri et j’ai dit en langue retenue :
« Il a une mèche blonde qui tournoie ».
La phrase, grandement diffusée, fut désapprouvée des musiciens.
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Le musicien avec qui j’avais causé ouvrit enfin la bouche. Tout en jouant nerveusement de l’instrument, il exprima son opinion politique. D’autres l’imitèrent. Tous paraissaient mécontents. Il y avait désaccord.
Les Japonais attendaient des Français qu’ils répondent. Parmi les applaudissements, nous leur avons expliqué, tout un chœur de jeunes femmes leur a répondu, que nous les applaudissions pour l’art, la beauté du spectacle, que ce qu’ils faisaient était magnifique.
Peut-être le buyo est-il jugé conventionnel au Japon.
Je suis certaine qu’il y a eu un problème d’acceptation de la politique française au sein de la troupe. Au Japon, l’allégeance est entière. S’engager vis-à-vis d’un pays, à revenir, ou dans le cadre d’un partenariat culturel, signifie saluer toutes les lois du gouvernement en place. Et ça ne plaisait pas à tous les musiciens. En Français très habitués à la démocratie, nous avons répondu : « Aimer l’art d’un pays ce n’est pas comme ses lois ! »
Yachiyo Inoue V me regarda. Elle avait l’air lisse, amène, et me mit dans l’embarras. Elle voyait que je riais et que j’adorais le spectacle. Cela suscita chez elle la question :
« Etes-vous Christine Boutin ? »
Ou :
« Est-ce vous Christine Boutin ? »
Elle dardait ses yeux sur moi en souriant poliment. Je ne sais de quoi j’avais l’air. J’étais une petite à tirer de l’échelle. J’exécutai un tout petit non poli avec un sourire, de la tête.
En quittant la salle, je croisai une des employées gardant les salles. Elle modifia une indication sur son répertoire de téléphone et dit :
« On met : jeune, désormais. »
Il régnait, au-dehors, une ambiance exécrable. Je passai à la librairie de la Cité et demandai au caissier si la direction était en train de changer :
« Oui, me répondit-il, l’ancien directeur s’en va. »
2
Dans la vie, Caramel est un des fruits de l’arbre.
Nous partageons un petit appartement. Je lui ai dit un jour de me rapporter les propos véridiques et nouveaux qu’elle allait entendre. Je suis persuadée que quelqu’un lui parle derrière la cloison. Depuis ce jour, tout à coup, elle quitte son coussin et trotte vers mon lit, bondit et me répète une information inédite, un mot nouveau.
Je la dispute près de la corbeille à fruits. Elle geint :
« Maman, tu es trop d’extrême-droite !
-Oh pardonne-moi, mon bébé ! m’écrié-je… Je t’aime !... Et toi, tu es quoi ?
-Je suis d’extrême-gauche », reprend-t-elle. Elle n’a pas parlé depuis longtemps. La bouche d’un chat c’est particulier, tous les sons en sortent crémeux. Elle se colle sur ma poitrine et me fixe, comme un melon aux verts étirés.
Je lui ai expliqué ce qu’était un tigre, un chat tigré comme elle et une tigrure. Et pourquoi les tigres pouvaient manger les hommes. Cette dernière phrase l’a mise en colère. Elle a feulé et m’a abandonnée. L’extrême-gauche d’un animal, c’est son refus des rapports de cruauté et de domination.
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Dans le quartier où je réside, les gens parlent sans arrêt de Christine Boutin. C’est une femme politique très à droite. Ceci est mon jour de harcèlement. Dimanche, le jour chrétien. On recherche activement quelqu’un pour prendre ce rôle, tout du moins dans la direction morale et familiale du quartier.
« Je vais te lire juif », dis-je à Caramel. Je lui lis des pages entières d’Une Histoire de ma vie d’Aharon Appelfeld. Oh comme elle aime cela ! Ma chatte ronronne démesurément. Elle se love sur mes jambes en tailleur. Elle n’est plus qu’un petit kiwi affectueux. Elle adore juif.
« Tu vois, ça, c’est ce que maman aime, c’est ce en quoi elle croit. »
Dehors, entre l’avenue et le ciel, il y a une nappe de Christines Boutins. Une bande de types pauvres, devant un tabac, en font l’observation. J’ai eu plein de tentatives de récupération, mais celle-là est la plus forte. Pour les artistes c’est très insultant. Je pique une colère monumentale au-dessus du quartier.
Caramel est devenue invivable. Elle tourne en rond, miaule et remiaule, me harcèle. Comme si je devais remporter la course.
La soirée se termine. Caramel est furieuse contre moi. Ce dimanche, nous n’avons rien gagné. La vie continuera comme avant, dans le bruit. J’aurais pu remporter un prix, et donc avoir un A. Une telle distinction, c’est la possibilité de vivre en paix, avec le respect du voisinage.
« Christine Boutin a un A, lance tout soudain Caramel sur le lit, d’une voix claire et distincte, qui est celle d’un petit être humain outré. Elle est égoïste dans son survêtement. »