SUJET CLOS
1
Il y a près de deux ans, je me rendis à une exposition sur les bikinis. La galerie, située en plein Paris, présentait des vêtements colorés et des photographies de très jolies actrices américaines.
De nombreux homosexuels habitaient ce quartier. Les hommes se faisaient coiffer et restaient de longues heures devant la glace des salons. Ils consacraient autant de temps à leur coquetterie que les chats à leur toilette.
La douleur était bannie de cet espace.
« C’est une jeune fille qui souffre d’anorexie, chuchota le jeune homme qui m’accueillit dans son salon de coiffure. Il ne savait pas trop si j’étais « terroriste », murmura-t-il, comme disent les nouveaux arrivants sur le territoire, à propos des femmes très diplômées.
Il y avait en lui une petite méfiance ; cependant il me baigna les cheveux à l’arrière de la boutique. Je fis des observations sur la télévision : une fille superbe, chauve, racontait son combat contre le cancer.
« Même le cancer devient sexy, observai-je.
-Oui. » Il désapprouvait qu’on s’y éternise, car rien ne peut rendre la maladie heureuse. Je parlai d’actrices et d’écrivains.
« Vous êtes rue Froissard, observai-je, vous savez qui c’était ? Il écrivait des chroniques au Moyen-Age. Son style a fait de lui un historien célèbre. Il pouvait raconter des exécutions froidement, comme s’il n’avait rien ressenti.
-Froissard, résuma-t-il, c’est donc celui qui n’éprouve rien. »
Le coiffeur me fit asseoir au salon.
« Je ne veux pas avoir un visage dur, avec des cernes épaisses, dis-je. C’est ce qu’on devient quand on a eu des coups durs. Devenir ainsi, j’en ai très peur.
-Poupée, donc.
-Ah non, hein, m’offensai-je.
-Vous préférez l’aigreur ou la poupée ?
- Vous me proposez deux extrêmes !... Bon, la poupée.
-Soyons gay, soyons gais. »
Je relevai qu’il parlait ainsi de sa sexualité, mais ce sujet qui me paraissait vraiment privé, m’intimidait trop pour que j’eus le bon esprit de donner suite. Il m’encourageait ainsi à ne pas penser au sexe mais à une façon de vivre sans pesanteur, l’esprit tiré par la musique, dans la légèreté qui est une somme de bienfaits. Le divertissement, non comme fuite, mais comme mode d’être. C’était enfant et, en même temps, si sain, que j’aurais dû donner une suite.
A ce moment déboula derrière mon fauteuil une vieille blonde, onctueuse, mielleuse, contente, qui ressemblait fort à Christine Boutin portant une perruque blonde. Elle embrassa exagérément la coiffeuse en ouvrant la porte, et sortit, comme une comédie. Le coiffeur n’eut aucune réaction.
Le soin des cheveux n’était pas onéreux, malgré la cherté du quartier. Il régnait un si paisible calme que je pus gambader dans les rues sous le soleil blanc et léger. J’exprimai à voix haute mes surprises et m’exclamai, à un croisement, devant la plaquette d’une rue de mémoire habitée par un autre chroniqueur médiéval : «Ca alors ! Ils ont mis Froissard à côté de Commynes ! »
2
Une année passa.
Un homme en moto, et que je ne voyais jamais autrement, hurlait à mes fenêtres, ou sur mon passage, qu’il allait me falloir « Looser homo ». Il ne se rendait pas compte le moins du monde que j’étais incompatible avec ces beuglements, comme la coquille diffère du sanglier.
Quittant le travail dans la petite ville de Colombes, j’observai un couple de pigeons bisets sur le quai de gare. Ils pointaient leur petit bec sur la ligne grise du béton.
« Looser homo ! hurla le motard. Looser homo ! l’entendis-je répéter.
-Arrête Michel, lui répondit un homme dont le timbre amical, mais légèrement distingué, inspirait la confiance qu’on doit aux vieilles connaissances dont le charme est de pouvoir recadrer une âme débordée. Cette façon de crier ressemble à celles des alcooliques.
- Alcoolo… réfléchis-je.
-Alcoolo », caracoula un des pigeons.
Mais je ne pouvais me défaire de lui, de son mot d’ordre, et le bruit courut à Paris que je finirais, vieille, assaillie de tics, le cerveau déformé par la mitraille incessante des injonctions à : « Looser homo », comme les employés bombardés d’instructions, de fiches de poste, de « liens », et qui, le lendemain, débitent poliment à la clientèle des phrases polies et acides dont eux-mêmes n’ont pas élaboré consciemment le contenu.
3
J’allai à Orléans. La ville se distinguait par une netteté des architectures, droites, élégantes, dorées. Des arbustes en fleurs dans de petits pots, se pâmaient de blancs et de roses devant le musée.
Une jeune artiste me montra un instrument de musique Aborigène. C’était un immense tube en bois.
« Ce sont des tribus qui vont disparaitre, me dit-elle.
-Pourquoi ?
-Elles refusent désormais de se reproduire. »
Je me mis à pleurer.
Dans les villes de province, il était alors question des parents homosexuels sur les grandes places bordées de cafés. J’étais accueillie dans la désapprobation. Des gens parlaient de moi à la troisième personne, sur un ton condescendant, chaque fois que je m’asseyais devant les manèges pour regarder les chevaux et les petites soucoupes portant les enfants. Ceux-là étaient persuadés que je venais juger et noter les mœurs des familles selon des critères stricts.
C’était bien des salops, de part et d’autre.
A Orléans, une grand-mère, et ces femmes ont souvent un côté rude, parlait de l’Espagne près du tourniquet à chevaux. Elle me prit à partie, sans violence. Je regardai son fils, qui était blond, la mâchoire riante, et désemparé comme un jeune père qui sort d’un divorce. Il s’accrocha longuement à mon regard. Il me sembla que n’importe qui, sur la grande place, pouvait abattre ce père un peu largué, tandis que l’enfant sans mère, imperturbable, faisait son tour de manège. J’en éprouvai du chagrin.
Dans un parc – un père seul, accompagné d’un copain gay, regardait marcher son garçon. Celui-ci déambulait, lentement, sur un chemin courbe de sable orange, indifférent à tout ce qui l’entourait. Je sentais qu’il n’avait pas de mère. C’était un garçonnet amorphe, un peu pataud. Je l’appelai. Il me faisait l’effet insistant d’un enfant sensoriellement amputé. Je me souviens de l’ombre d’un grand arbre vert.
Je me rendis à la gare ; sous le soleil terminal de l’après-midi, éclatant comme un tournesol, une flopée de familles ordinaires médisantes envahirent le boulevard.
Cette condition paternelle me laissa l’impression douloureuse d’une grande fragilité.
4
J’habite en face d’un restaurant turc.
Seuls les gens issus de l’immigration y viennent, ou presque. Tous prolétaires. Le lieu ressemble à une cantine. Dans mon quartier tournent des commerces kurdes, marocains. Il y a peu, ces populations se sont passionnées pour l’homosexualité. Celle des hommes surtout.
« Ce sont des suceurs de queue », fit énergiquement une femme voilée, à son mari qui marquait trop d’intérêt pour la psychologie. L’homme répondit par des lambeaux d’arabe.
Ma pharmacienne fut envoûtée par un réseau islamiste. Un soir où je passe prendre des médicaments, elle chante et parle par longues saccades, derrière sa caisse, sur le rythme des sourates : « Tu as eu délit d’homophobie… » Elle est méconnaissable, mystique, justicière, le regard est devenu haineux.
Elle ne retrouve le chemin ordinaire des échanges sociaux qu’au bout de quatre ou cinq phrases.
« Vous allez bien ?
-Oui, ça va. », reprend-t-elle d’une voix claire comme un son de clochette.
Quelques mois plus tard, une mère arabe, accompagnée de trois petits, vient faire le guet devant la pharmacie. Elle observe la vitre, ne pénètre pas dans la boutique, et marmonne :
« Elle a fini son numéro. »
5
Le soir, chez moi, je parle à des inconnus.
Chaque individu qui prend la parole est accompagné d’un réseau de voix. Ce sont les êtres avec qui il a causé, qu’il a rencontrés, et qui s’agrègent à lui et l’interpellent jusqu’à son domicile. Les réseaux téléphoniques ont décuplé le développement de cette sociabilité urbaine pour solitaires.
Les homosexuels qui osaient la parole étaient sur des réseaux assourdissants. A peine avaient-ils formulé un mot que cent voix bruyantes et agressives explosaient autour d’eux.
« Les gens sont dégueulasses avec nous, dit l’un d’eux, père, dont j’entendais les pieds au plafond de ma chambre.
-Il doit y avoir de la bienveillance… autour des familles », dis-je. J’imaginai l’état d’un petit gosse dont les pères ou mères, en promenade, sont quotidiennement dénoncés.
Un type, que j’entendis derrière mes volets, au ras du parquet, applaudit. Il ne lui manquait qu’une caméra.
Mon ami du soir demanda : pourquoi ce propos ?
« J’ai vécu les années quarante, confiai-je, après une longue hésitation. J’ai connu des journées où je sortais dans les rues et qui étaient des journées d’insultes.
-Les gens ils te toisent et ils te regardent comme ça, et pfui !... , cracha une lesbienne.
-Depuis quelques années, continuai-je, quand j’ai vu que vous pouviez subir des insultes à longueur de journées, comme ça, parce que la haine c’est bien, je me suis dit qu’un camp de concentration, ces gens pouvaient en refaire un… Je me suis réfugiée à la synagogue, et la première fois qu’il m’a vue, le rabbin m’a observée avec des larmes, tellement j’avais les yeux dévorés par la souffrance, un peu comme ceux des anciens déportés.
-Pour cette M-E, ça suffira », conclut un homme, dont je connaissais la voix.
Un jouril fut question des mères et il régnait, évidemment, une mauvaise ambiance. Les jeunes filles de mon amicale criaient, comme c’est souvent le cas, de colère.
« On a mauvais traitement », confia une femme, très loin.
Ce propos seul désarçonna la troupe, mais à peine. J’observai un silence.
« Pour nous, reprit une autre, sans doute homosexuelle, tout ce qui est la place du père relève de la psychose.
-Peut-être, m’enhardis-je, parce que vos filles lui parlent, alors que vous vous dites : comment peuvent-elles lui parler, c’est impossible. Je suis moi-même classée psychotique par ma mère, et à présent on dit qu’elle a une psychose. Vous voyez ce qu’est devenue la psychiatrie. »
Elles ne répondirent rien. Timide, retenant ma respiration, je fis couler un thé.
J’entendis un matin, sur ces réseaux de causette, c’est-à-dire depuis le local technique du petit immeuble où je travaillais, Alain Finkielkraut dire paisiblement :
« Les enfants, c’est à eux de s’exprimer ».
Mais peu s’expriment. Parler « en tant que » est nuisible à la santé quand on a été élevé sans le père, ou la mère. Les associations qui prennent la parole sur ces cyber réseaux sont haïssant. Ils souhaitent à tel point des enfants conformes à leur attente qu’ils vident avec eux une querelle éternelle, comme une mère alcoolique qui refuse la parole de sa fille. Je ne vois pas comment on peut rester conforme, indemne, quand est élevé sans. J’ai subi un an de cruauté mentale, dans ces réseaux associatifs, pour avoir accepté avec faconde l’idée de témoignage. L’artiste leur dit non.
FIN.