REMERCIEMENT
Cette année, dans les bas-fonds des transports en commun, je croisai un homme qui me reconnut et se justifia ainsi :
« Je ne peux plus vous télécharger, on m’a dit que c’était deux années de prison, j’ai donc arrêté de vous lire ! »
Durant trois ans, j’avais fonctionné avec des passants selon une routine bien huilée : un public me lisait en ligne, en direct, et téléchargeait mes inventions. J’écrivis ainsi des romans intitulés Les Feux verts, Le Poignet d’Eve, La Trop grande injustice et Anne Frank, la femme sans qualités. J’étais plus une feuilletoniste qu’un grand écrivain, car, si ces titres possèdent des qualités d’écriture et de vocabulaire, avec de bons morceaux, ils me paraissent difficiles à relire en bloc.
Mon public se composait de gens tantôt très mécontents, qui prenaient tout au pied de la lettre et voulaient voir les modèles originaux des personnages, tantôt de personnes très joviales. Plusieurs se plaignirent à moi, dans un métro, de n’avoir aucune reconnaissance dans l’espace public. Beaucoup saluaient le fait que je venais les voir dans les banlieues. Quand je me promenais dans les rues de la capitale, je recevais l’honneur d’entendre des phrases de mes œuvres citées. Ils étaient plusieurs milliers, voire quelques dizaines de milliers : Dieu que cette aventure a pu me tenir compagnie.
Quand j’eus fini La Trop grande injustice, un lecteur m’attribua une note. Le lendemain, à la caisse d’un supermarché, un homme se révéla soudain être l’un de mes lecteurs. Sans prévenir, il haussa ostensiblement la note obtenue d’un point :
« Allez, dit-il jovialement, quatorze et demi sur vingt !
-Tout le monde se fout de toi ! » lui expédia la caissière, qui n’avait rien compris.
Cette ville était décidément la reine de l’incorrection, et j’étais trop passive, ou ébranlée, pour protéger mon lecteur. Mal m’en prend !
C’est avec le Rhododendron que je fis une œuvre d’écrivain. La télévision en parla quelques fois, furtivement, surtout pour débiner l’œuvre – non lue – ou pour sous-entendre que l’auteur avait du tempérament ; dans une émission de télé-réalité, un homme ouvrait la porte et disait : « Bonjour ! C’est le rhododendron ! » tandis que j’étais dans le processus d’écriture en direct. C’était à la fois étrange et magique. On ne savait jamais ce qui relevait de l’illusion sur soi ou de la promotion.
Quelques mois plus tard, en traversant le boulevard Ternes, je rencontrai une petite famille, qui me dit :
« Vous êtes l’auteur du Rhododendron, vous êtes un grand écrivain. »
Ils avaient d’autant plus de mérite que le Rhododendron est une fable étrange, à mi-chemin entre le compte d’auteur et le compte d’éditeur.
En tant qu’écrivain, il ne m’arrive pas souvent d’être reconnue. L’hiver, un jeune homme vint cependant me trouver dans une épicerie proche de mon domicile et me dit :
« Alors c’est vous, le grand écrivain ? »
Je souris. Je portais un manteau bleu, j’avais les cheveux attachés. J’étais pourtant extrêmement intimidée. Si j’avais invité l’inconnu, j’aurais craint d’être décevante ou que cela ne tourne à la séduction bête. Cette gentillesse est restée magique.
Mon dernier roman a avoir été suivi par ces téléchargeurs, Si c’est un citron, fut relayé par des salariés de la RATP, qui « dénoncèrent » le fait que je prenne mes modèles dans la réalité.
Un beau jour, tandis que je travaillais en centre de documentation et d’information, débarqua un vieil homme, avec ses petits-enfants. Il était chauve, borgne et promenait cet air jovial qui est une des expressions caractéristiques de mon public. Mon nom de secrétaire était écrit à côté de l’ordinateur.
« Elle c’est Marie Pra, dit-il en déboulant dans la pièce, c’est une de mes préférées ! »
Emue par le grand-père, je lui répondis comme si rien de spécial ne se passait, exécutant avec plaisir mon travail et répondant à son accueil.
Aujourd’hui, mon public de masse a quasiment disparu. C’est pourquoi je tenais à remercier ceux qui m’ont parlé, m’ont gratifiée d’une plaisanterie et ont fait le déplacement vers moi, même si je n’ai pas fait preuve de réaction – je les ai tous vus. J’ignore s’ils liront ceci. Leur obligeance ne cessera de me soutenir pour les années à venir.