SOIREE SONY LABOU TANSI
Il y a quelques semaines, je me trouvai chez Gibert Joseph et tirai, au hasard, un épais volume d’un rayonnage de poésies. L’auteur m’était totalement inconnu. Etait-ce un Africain, un Indien, un homme des îles ? J’étais incapable de m’en souvenir. Il y avait très peu de renseignements biographiques. Le livre, d’occasion, était immense et les poèmes édités, plein de ratures. Je lus une poésie d’une force sidérante. Les images qui parcouraient ce grand texte étaient belles et si originales qu’elles affamaient de connaissance.
« Mais c’est qui, ce type ? » dis-je, comme si j’éprouvais de l’antipathie – sentant en fait qu’il y avait-là un grand auteur.
Je n’achetai pas le livre de suite et fis des recherches chez moi. Je ne trouvai rien, incapable de me souvenir du nom.
Or, la librairie de mon quartier organisa une rencontre. La biographe du poète en question, dont j’avais perdu le nom, était l’invitée. Lui, c’était Sony Labou Tansi.
J’y allai.
Biographe, Céline Gahungu s’était servie de sa thèse, pour composer l’ouvrage qui retraçait beaucoup moins la vie d’un homme[1] que les premières étapes, ardues, de sa carrière littéraire. Elle fit une présentation claire et agréable de son trajet.
« De quelle origine était-il ? demandai-je.
-Du Congo. »
Le gros volume de poèmes, trouvé d’occasion, existait à l’état neuf, en quantité rare, dans la librairie. Prenant mon courage à deux mains, je l’achetai. Par miracle, les coordinateurs de l’édition étaient là, tous les deux. Editeurs scientifiques, chercheurs à l’institut des manuscrits francophones – lui plein d’humour mondain et de courtoisie, elle, brève et généreuse, tous passionnés de pays africains. Effacés derrière leur travail, ils appréciaient de le partager.
Je vis une femme grande, Julie Peghini. Elle venait d’achever la réalisation d’un film : Je ne suis pas vivant mais poète.
« Le film sera diffusé sur TV5, le 26 février.
-C’est si bien de connaître des gens qui réalisent, créent… et qui savent que c’est intéressant de connaître…
-… et qui savent que ce n’est pas toujours facile ! » fit-elle en souriant.
Il y a, parmi le groupe, un écrivain qui ne s’est pas présenté.
De même était Sony Labou Tansi dans les années soixante-dix, artiste inconnu. Les tiroirs pleins de manuscrits, il mourait d’envie d’être reconnu par l’institution littéraire. Il y eut alors une vogue de la francophonie ; les éditeurs parisiens – les mêmes qu’aujourd’hui – demandèrent aux Noirs d’écrire des romans, des pièces de théâtre – ces auteurs étaient très radiodiffusés, avant d’accéder, si possible, à l’imprimerie ; il y eut donc une demande, et Sony Labou Tansi avait une offre, inadéquate ; on publia des romans de lui – mais on se dérobait devant l’immense et authentique génie du poète. Les refus étaient, déjà, stéréotypés : « Il n’y a pas de public pour la poésie, ça ne se vendra pas bien. » Pour ceux qui en recherchent dans l’histoire récente, le cas de Sony Labou Tansi est celui d’un grand poète que l’édition n’a pas souhaité faire connaître.[2]
« Vous voyez, me dit l’éditeur, dans ses cahiers il faisait aussi des dessins, mais je crois qu’on a oublié de les reproduire, on a juste gardé la page de titre. »
Les Vers au vinaigre constituent une œuvre magnifique qui gagne à être lue à voix haute. Le texte est une chute, un escalier de vers, un chemin éclaté, une interminable bourrée de mots. La guerre, la haine serrée aux fenêtres, la fleur à quatre pattes qui fait l’amour, et la peur que les dirigeants ont du communisme, le Noir qui n’est pas un Nègre, et qui confie aux promenades de l’Afrique, à l’homme et à Dieu, son épopée intérieure, en une explosion de formules géniales, uniques, génèrent un chant grave et plein de sursauts, une grande poésie de l’âme, de l’œil, du cœur et du ventre.
Les éditeurs refusent alors toute parole directe de cet écrivain africain voulu. Sony est un auteur avide de lecteurs, il en a, et des mauvais ; dans un de ses romans :
« Le militaire projette de renverser le pouvoir et, prêt à sacrifier les populations au cours d’un nouveau coup d’Etat, a fait distribuer les œuvres de l’écrivain pour inciter l’armée à le suivre[3]. »
Il rédige La Vie privée de Satan, Le Bombardé, La Gueule de rechange, il jette et écrit : « Les poubelles sont pleines de ma violence. »
« Souvent, intervient une lectrice à la fin de la petite conférence, j’ai du mal avec la littérature actuelle. Je la trouve affadie. Je m’endors avec la plupart des auteurs. J’aime Sony Labou Tansi parce que je trouve qu’il remue, il accroche vraiment ».
Tous connaissaient l’Afrique. Un autochtone était là.
« Mon père était polygame, dit-il.
-Votre père ? demandai-je. Il avait plusieurs femmes, et votre maman était l’une d’elles ?
-Oui, il a eu trois femmes. Et nous étions onze enfants (ou vingt-deux, je me souviens mal).
-Tant que cela ! Et vous les connaissiez tous, de visage, de nom ?
-Mais oui.
-Et votre père, vous le voyiez ? Il avait du temps pour tous ?
-Oui, je le voyais. Mais, reprit mon interlocuteur, il pouvait avoir plusieurs femmes. Mon père était beau.
-Oh !
-Et il avait un métier important. J’ai connu des hommes qui n’avaient pas une situation sociale aussi importante, ils pouvaient n’avoir qu’une femme. Par exemple, fonctionnaires : vous devez attendre la paie à la fin du mois, vous ne pouvez pas tenir plusieurs loyers. Tandis que mon père était commerçant, l’argent rentre tout le temps.
-Et vous étiez tous dans la même maison ?
-Non dans des maisons séparées.
-Dans le même village.
-Oui.
-Et il n’y a pas de jalousie entre les femmes mariées ?
-Non. Et elles travaillent. Il ne faut pas croire que parce qu’il y a polygamie elles restent dans leur coin. Elles ont un métier, tout le monde a un métier. »
Lui aussi a rencontré Sony Labou Tansi. Il l’évoque avec naturel, rapidement. Il semble posséder un rayonnement intérieur.
Je rentre chez moi avec le bonheur.
[1] Sony Labou Tansi, 1947-1995. Le livre de Céline Gahungu : Sony Labou Tansi, Naissance d’un écrivain, CNRS éditions, 2019.
[2] Tout au contraire : Sony Labou Tansi, Poèmes, édition critique. Coordinateurs : Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel, CNRS Editions 2015.
[3] Céline Gahungu, op.cit, p.175.