LES OBJETS ANGLAIS
Sur un air de Swinburne, poète anglais.
Le raffinement de l’Angleterre est tel que ce qui, dans la vie habituelle, n’éveille aucun intérêt, finit par clouer le bec voire par en susciter.
J’en veux pour preuve un catalogue que j’eus enfant sur Les joyaux de la couronne d’Angleterre : tout ce qu’Elizabeth II et ses ancêtres avaient coutume de porter y était recensé et mis en lumière. Les fonds étaient clairs, sobres, les instruments du pouvoir magnifiques, d’une mesure et d’un ciselage uniques. Le plus appréciable restait la couronne violette, orné d’un diamant important, mais non pas excessif, de la reine ; sur chaque page de ce document, on pouvait apprendre le mot carat. Après que j’eus passé toute une enfance à rejeter les décorations des femmes, il me rendit attachée aux bijoux, à ceux-là spécifiquement.
Comme en un monde où « all the stars keep silence », pour reprendre l’expression d’un poète anglais, le très triste Algernon Charles Swinburne[1], je cédai donc à l’approbation de la couronne anglaise.
Arriva un deuxième car pour le voyage scolaire en Angleterre, l’année de mes douze ans. Qu’est-ce qu’avoir douze ans, sinon vivre tous les malheurs ?
O sleepless heart and somber soul unsleeping,
That were athirst for sleep and no more life[2]
… Comme une adolescence, l’élégie de Swinburne est très longue.
Pour une fille, avoir douze ans, c’est passer de l’autre côté : époque des demi-seins sans grâce ; année de la bat-mitsvah dans la religion juive ; année de collège où les jeunes filles refusent bel et bien, avec une batte, ce qui leur rappelle le monde de l’enfance ; année où, pour Amélie Nothomb, suite à un viol collectif, « la vie devint moins bien[3] » ; année où, perdant ma meilleure amie, je fus terrassée par une dépression de six mois.
En Angleterre, presque tout le monde avait douze ans et il faisait gris. Cambridge et ses « collèges », Canterburry et son abbaye, la jolie maison de Stratford-upon-Avon qui fut en couleurs, verte et rousse, tout cela, consacré à un ardent travail de réunions de photographies pour un dossier souvenirs noté à l’école, la gelée anglaise qui bougeait comme si vivante, tout cela n’existait que dans le courant froid des nuages gris dilapidés en infinie tristesse.
Je cherchais des passions that sprang from sleep and thoughts that started (« passions jaillissant du sommeil et pensées stimulantes[4] »), et finis par en trouver.
*
Je me trouvai une meilleure amie. Je me trouvai une visite à aimer et une cause à défendre, et ce fut, encore une fois, relié à la reine d’Angleterre et à l’enfance.
Je voulais de l’enfance, « où résident les rêves blancs », comme dit Swinburne, une dernière fois. Je ne souhaitais pas la quitter. Je n’avais été heureuse que dans l’enfance. Ces petites adolescentes qui rejetaient l’enfance me faisaient un effet malencontreux, inconfortable, indésirable.
Les professeurs nous laissèrent libre d’une activité : ou visiter, au Château de Windsor, la Maison de Poupées de la reine Mary, soit faire autre chose (mais quoi ?).
Aussitôt les rangs s’enflèrent : on n’irait pas visiter la maison de poupées de la reine, car « les poupées, c’est pour les enfants » ! Une partie du groupe y consentit néanmoins. Les filles comme moi y allèrent presque honteuses.
Et alors, il se passe la même chose qu’avec le catalogue : derrière les vitres, la maison de jeux de la reine Mary est immense. Il y a tant de pièces, d’inventions, de luxe et de minutie dans ce qu’elle possédait que j’en suis émerveillée. Quand nous ressortons – tout le monde se tait. Le débat idéologique sur l’enfance, la mise en cause et la mise à mort de l’enfance, tout cela n’a plus de raison d’être. J’apprends ainsi que certaines beautés surpassent les discussions. Les objets anglais, avec leur précision, m’ont sauvé le pays.
[1] Poems and Ballads, 1878, pour cette élégie sur la mort de Baudelaire, « Ave atque vale ».
[2] « O cœur insomnieux, âme insomniaque et funèbre, / Qui désirais le sommeil et non plus la vie » (Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Swinburne, trad. Gallimard 2005).
[3] Amélie Nothomb, Biographie de la faim, Albin Michel, 2004.
[4] Swinburne, « Ave atque Vale », ibid.