Anne Frank : contre la version "D"

ANNE FRANK : CONTRE LA VERSION « D »

 

 

 

 

       Le Journal d’Anne Frank n’est pas un chef-d’œuvre par hasard. Anne Frank, comme chacun le sait, a écrit deux versions de son Journal : la version A, retranscrite directement sur des carnets, dont certains ont été perdus, et la version B, réécrite sur des feuilles volantes. Son but, en procédant à un pareil travail, était de rendre son texte accessible à des lecteurs, mieux écrit, plus documenté sur les conditions de vie des Juifs clandestins. Ce sont d’ailleurs cette maitrise, cette qualité d’écriture qui ont fait du Journal d’Anne Frank un classique.

Après la guerre et la mort de sa fille, le père d’Anne, Otto Frank, puise dans les versions A et B, en propose une synthèse et réunit ainsi un texte mythique qui sera la version C. Ce texte sera en effet publié en France en 1950, avec une belle préface de Daniel Rops. Pour des générations de lecteurs, il représente un classique.

La version C est peut-être le texte qu’Anne aurait souhaité livrer : d’un parfait équilibre littéraire, cette version a rendu la jeune fille célèbre dans le monde entier. Le style en est à la fois soutenu et remarquable de jeunesse, d’allant ; il respecte une certaine rigueur tout en laissant pleinement la gamme des sentiments d’Anne Frank s’exprimer. Seules bévues, quelques phrases rajoutées par les traducteurs français, comme : « marché noir pas mort » ou « Langueur… Langueur… Comment te faire taire… »

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En 1991, une nouvelle version du manuscrit, la D, est proposée au public. Son auteur, outre le père d’Anne Frank, est une écrivain et traductrice allemande, Mirjam Pressler. Elle propose une version du texte déjà publié plus longue de vingt-cinq pour cents et puise dans des passages inédits de la version A et surtout de la version B.

Pourquoi une nouvelle version ? Sans doute pour des raisons peu avouables : il s’agissait d’empêcher que le Journal d’Anne Frank ne tombe dans le domaine public en sortant un nouveau texte avec un autre duo de co-auteurs. De la sorte, l’argent gagné avec la publication du livre continue d’irriguer l’Anne Frank-Fonds, qui a donné son accord pour la publication.

Hélas ! Cette édition D est présentée comme la « définitive », c’est-à-dire qu’on ne reviendra pas dessus.

Je suis étonnée de n’avoir jamais entendu personne critiquer la version de Mirjam Pressler. En effet, elle démolit l’aspect littéraire du texte, tant souhaité par Anne Frank, comme en témoigne son travail de réécriture, et le remplace par un journal intime d’adolescente de treize ans, avec ses lacunes et ses scories, dont le rythme enfantin est soudain cassé par des passages d’une maturité beaucoup plus importante, ce qui a détruit l’équilibre du livre. Ainsi, l’insertion d’une rédhibitoire description de ses camarades de classe, à la date du 15 juin 1942, exercice évidemment très puéril, qu’Anne Frank n’a pas souhaité conserver, ou une hallucinante liste de courses en florins en date du 07 octobre 1942, écartée par la jeune fille elle-même.

Pourquoi réinsérer ces passages ? Pour augmenter les pages, pour paraître plus crédible, plus authentique. Et c’est là qu’agit le défaut de la version D : en détruisant un équilibre littéraire, elle anéantit le classicisme du livre. Ce n’est plus un livre classique, achevé, qui est désormais donné à lire aux écoliers, mais un livre bouillonnant, ouvert, brouillon, perfectible, puéril. Dans la traduction française, la jolie phrase de la version C : « Je ne comprends pas les gens qui n’aiment pas travailler », a été remplacée par la phrase : « Les gens qui n’aiment pas travailler, je ne les comprends pas », d’un style plus disloqué et relâché. Ce ne sont que des exemples. De façon générale, il semble qu’on puisse dire que, malgré ses ajouts, la version D est moins bonne que la version C. Elle correspond à notre époque qui préfère le document bâclé, car jugé plus authentique, au texte travaillé. Ce qui chagrine, c’est qu’il s’agit désormais du texte de base pour faire connaissance avec Anne Frank : le livre ne sera donc plus un classique, mais un document.

 

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