JEAN, UNE DISTINCTION

JEAN, UNE DISTINCTION

 

 

 

 

« Jean, tu pourras écrire comment la gentillesse et la douceur avec un… joli emballage, un joli contour, (ça a donné un échec). » Michel Onfray.

 

Jean se prononce (d?in) comme djinn, le démon arabe, ou gin, l’eau-de-vie.

Un soir de métro, je demandai à une passagère :

« Je peux vous aider à porter votre valise ? 

–Non merci, Jean », répondit-elle. Ce fut la première fois que je reçus ce petit nom. Il était émis avec une vraie gentillesse.

Je rentrai dans une rame et observai la foule du wagon. Les passagers étaient surprenants. Ils se taisaient, recueillis en un silence respectueux. Leurs cheveux, leur mise étaient d’une grande propreté. Leurs yeux brillaient comme s’ils pensaient à des choses profondes. Il n’émanait d’eux aucune vulgarité.

Une Mama noire étouffa :

« Je ne suis pas V.I.P, j’ai peur, laissez-moi m’assoir ! »

Le sigle signifie : Personne Très Importante ; gratin, personnages officiels, hôtes de marques.

Je ne connaissais pas Jean, mais je savais qu’il s’agissait du prénom de trois actrices américaines – dont Norma Jean…

En quittant l’adolescence, j’ai aimé le cinéma, presque par hasard, pour découvrir de quelles actrices il était question dans un article de presse. Les anciens films hollywoodiens me plurent énormément. J’en vis des centaines, la plupart américains – mais pas seulement… Il n’est pas un soir sans que j’ouvre le Guide des films de Jean Tulard ou un ouvrage rempli de portraits de la série The Films of… Ces livres et ces clichés amassés sur une période de quinze ans remplissent une étagère et jonchent le sol de mon appartement. Je trouve les femmes de cette époque d’une folle beauté.

Comme je n’avais jamais fait le moindre effort pour mener une telle vie, il semble que Jean me soit tombé dessus comme une distinction au physique. Du jour au lendemain, je fus incitée à sortir de chez moi, à parcourir des évènements, suivie par des hommes en voiture, et des voix. Ça vibre, criaille et rigole de partout.

Professionnellement, j’étais en invalidité temporaire. Ma vie avait pris une assez mauvaise tournure. Ma famille s’amusait de toutes ces distinctions de rue ou de talent comme de troubles de mon imagination. J’avais beaucoup de mal à retrouver un travail. Au Pôle Emploi où je voulus postuler, on me dit :

« Vous, non. »

Jean, c’était plutôt oui ; naturelle, j’avais les cheveux châtains, au carré, un peu comme ces coupes des années quarante, sur lesquelles j’avais tant rêvé, albums sur albums. Ils paraissaient sales en hiver. Je portais des manteaux gris clair et bleu, dont un, à dix euros, qui m’allait bien. De très petite taille sans talons, le visage pâle, avec de beaux yeux languides, j’étais devenue très jolie.

 

*

 

Je n’officialisai pas Jean en mairie. Ce plus, que je prenais pour un simple surnom, était démocratique ; le peuple décide ainsi de nommer quelqu’un, de le reconnaître, d’en parler sur les trajets. Le métro débordait de chaleur humaine. C’est peau de balle qui vaut.

Voltaire relevait que les Parisiens étaient très versatiles, que les modes et les humeurs du peuple changeaient rapidement. Cela me semble encore très vrai de nos jours. Les Parisiens en promenade adorent s’intéresser à une nouvelle figure et la suivre ; mais, voyant que leur préférée n’obtient rien de concret (une émission, une couverture), l’amour de la foule se retourne en exécration, contre les décideurs ou la jeune figure, au bout de six mois. Il ne reste qu’un V.I.P qui traine dans les rues, aveu d’échec à qui on donne un nouveau nom.

La distinction vint aussi de théâtres, de plateaux de télévision. Il s’agissait pour moi de répondre des yeux ; un rôle de figuration culturelle, d’encouragement aux hommes, de décor aimable.

 

*

 

A la synagogue de Buffaut, le jour de Pourim, ma voisine me donna une crécelle de couleurs, en plastique, pour « chasser Haman ». Haman c’est le mal. Et les bancs d’en face, emplis d’hommes, se mirent à huer :

« Hou Jean ! Hou ! Chasser Haman ! Hoouuu ! Jean, Haman ! »

Ils me huèrent longtemps. Des juifs orthodoxes à la tête pleine de sexe.  Je suivis la coutume tout en leur faisant face. Ce soir-là, je fus une dame, et j’agis digne, en figure officielle, âgée de quarante ans.

Le seul témoin de la scène, à être de mes amis, m’écrivit :

« J’espère que tu as passé une bonne lecture de la meguila malgré le tohu-bohu… » (Thomas, 12/03/2017)

Je répondis dans le même style allusif. Pouvait-on se faire huer dans l’imagination ?

 

*

 

Chaque épreuve qui sort des voies ordinaires modifie un peu l’homme.

Je suis issue d’un milieu populaire et moyen où les parents n’aiment pas ma distinction. Les gens m’aiment en échec.

Je ne crois rien de ce qu’on y dit des gens célèbres. Selon moi, tous les gens sont de « vraies gens ».

 

*

 

A Paris, pléthore de filles se mirent à parodier Jean. C’était des filles de vingt ans, assez écœurantes, abonnées aux minauderies. Le nom, doux comme une petite lessive, devint synonyme de frivolité.

Ahurie par cette distinction bruyante, sans relais mondains, ni alliance en vue, abattue et passive comme un animal, j’étais l’objet de papotages incessants autour de moi. Je ne faisais preuve d’aucun répondant, comme si je souhaitais me défaire de la charge. Dans les métros, je restais muette, la main enroulée à la rampe, contemplant dans la porte vitrée, mon visage neutre, impassible, statique et doux. Qu’avais-je à voir avec ces filles ? Je n’avais pas le moindre goût pour les rivalités ou la comédie. Le monde des magazines auquel elles me disaient appartenir, m’était étranger.

Les photographes français qu’on croyait avides de célébrités, ou de personnes isolées socialement, comme Regards croisés, semblaient vraiment indifférents à moi.

Un évangéliste m’écarta de sa troupe chantante, car je ressemblais à une actrice.

On finit par dire que j’avais un trouble autiste.

 

*

 

A la télévision, il y eut un petit reportage.

« Jean est un petit format, économique, écologique. Il consomme peu. » De petits sacs étaient jetés dans une poubelle. « Voilà, la petite poubelle, c’est Jean, elle est bio-économe. », dit un homme, en montrant ses déchets.

Après ce film, pour moi déchirant, la caméra passait dans une petite ville de province. Le journaliste murmura le nom de Jean. « On ne sait pas trop qui c’est, si elle passera un jour ici », commentent les habitants. 

Je fis une incursion dans une manifestation de la France Insoumise (où j’ai des amis...) Le Président de la République ayant mentionné Jean à la télévision, ce qui ne pouvait pas me concerner, ma présence provoqua de vraies stupéfactions individuelles. Je n’avais jamais exprimé le désir d’aligner deux idées. Un manifestant prit le haut-parleur et lança au-dessus de la foule :

« Emmanuel Macron, Jean est là ! Si tu veux, on te la rend ! »

 

 

                                                                                                                  FIN.

 

 

 

 

 

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