LA LANGUE DES GILETS JAUNES

LA LANGUE DES GILETS JAUNES

 

 

 

 

 

            Un vêtement voyant, fluorescent, tel est l’habit que les nouveaux protestataires du système français ont trouvé pour porter leur voix dans une très longue série de manifestations, tous les samedis. On les appelle les gilets jaunes.

Jusqu’à ce que les gilets jaunes déboulent dans le paysage français, les pauvres étaient mal représentés chez nous. On ne prétendait les comprendre que dans les partis extrémistes. Par exemple, si l’extrême gauche fait de la lutte contre la pauvreté son axe élémentaire, elle associe ce combat à ses propres ressorts et vocabulaire, et le mélange beaucoup aux revendications des minorités, de sorte qu’il faut adhérer aussi à ce qui fait bloc ailleurs, dans un corps électoral donné, pour accepter de figurer parmi les adhérents à la cause. Cela créait des situations sans convergence réelle, avec de la pauvreté mais pas de pauvres, car que me font les droits des minorités quand je suis un vieux mâle blanc hétérosexuel lésé dans bien des domaines ? Cela pouvait même créer de l’envie, ou un mal-être, le sentiment de ne pas être à sa place dans les revendications unitaires.

Avec les gilets jaunes, on a entendu la véritable langue des pauvres. Ce qu’on a voulu taxer en eux d’antisémitisme, au début du mouvement, n’était qu’une façon de dénoncer leur non-asservissement aux codes du discours sur les minorités, donc au politiquement correct, à la langue policée. Les premiers manifestants faisaient dans la verdeur et le laisser-aller. Heureusement, cela n’a pas dérapé d’avantage et le mouvement a été orienté par des gens intelligents qui ont su ne pas s’amuser à créer des scandales comme cela aurait pu être le cas dans une stratégie d’alarme avilissante.

On me parle régulièrement, aujourd’hui, des « gilets jaunes qui viennent pour tout casser ». Je tiens à rappeler qu’il s’agit là d’anarchistes violents déguisés en gilets jaunes, de black block ayant récupéré le mouvement, et pas des véritables manifestants qui marchent dans des défilés complètement différents, sur les ronds points ou dans les rues de Paris, où tout a lieu dans le calme. Je suis allée deux ou trois fois à leur rencontre, je parle en connaissance de cause.  

Ils m’ont paru des gens un peu rugueux, ou animés d’une vraie foi, comme il y a la foi religieuse.

Le seul individu à subir de plein fouet leur violence est évidemment Emmanuel Macron. Il est bel et bien dénoncé sur les pancartes et sèchement sommé de se retirer de la politique. Les voix au haut-parleur qui s’adressent à lui sont goguenardes, comme s’il était un demeuré.

Avec sa reprise à la fois solide et parodique de slogans politiques jadis usés, son humour corrosif, son côté âpre et direct, le mouvement des gilets jaunes fait songer à la page d’un hebdomadaire satirique. On imagine mal les manifestants se complaire au discours de la presse officielle.

Cette langue est celle des pauvres, sans distinction cette fois. Sans moquerie qui tendrait à infléchir le jugement quant à ce que montrent ces pauvres, leur physique passe-partout, leur façon provinciale de s’habiller, leur liberté d’esprit car ils ne tombent pas dans les cases politiques ordinaires… La pauvreté conditionne le regard. On ne parle pas et on n’a pas envie de voter de la même manière quand on vit en bas. On se montre fermé à des choses qui mettraient en émoi quelqu’un au salaire plus élevé. Savez-vous comment les psychologues repèrent quelqu’un qui a vécu en bas ? Lorsqu’un individu blanc choisit, par exemple, une tasse blanche dans un lot de couleurs, c’est qu’il n’a pas peur d’être jugé frontiste, ou pas assez ouvert à la diversité, par le regard des gens autour ; ce qu’il a vécu précédemment est suffisamment grave pour le rendre indifférent à cette vanité. Telle fut sans doute aussi l’histoire des gilets jaunes. Un petit peuple s’est levé, pour parler autrement, à ses risques et périls. Le discours a su rester humain et on ne peut que regretter que les gilets jaunes repartent, malgré un an de foi, tout aussi pauvres – car il s’agit bien d’un prolétariat, qui ne peut remplir son frigo à la fin du mois, sauf à être à découvert, ou qui ne peut plus thésauriser – bref, qui n’a pas non plus le droit de participer à l’énergie du pays. Et qu’est-ce qu’un homme, une femme, qui ne sont pas invités à faire vivre l’économie, comme si on pouvait tout à fait se passer d’eux ? Il s’agissait là d’un problème urgent, et qui n’a pas été réglé.

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