Le journaliste sans collier

LE JOURNALISTE SANS COLLIER

 

 

 

         Elle avait plus de trente ans, des cils ductiles, et peignait tous les mois des clés, des métaphores carrées de sa vie amoureuse, la gamète mâle et la gamète femelle séparées – parfois liées par un trait d’union ; on lisait ici la relation aboutie, là l’estampe de la velléité masculine, une certaine lenteur à joindre l’autre bout. Le féminin escargote n’existe pas. Sans faire d’études d’art plastiques, elle avait adopté la peinture à vingt-quatre ans, bouleversée par sa rencontre avec une artiste autiste.

         « Je suis en blouse, pas du tout sexy, s’excusa-t-elle en pleine prestation picturale.

         –C’est mieux », l’assurai-je. Cette blouse bleue tachée au-dessus de bottes noires à hauts talons la rendait très crédible et attirante.

 

         On ne peut nier la haine d’une partie du public pour un artiste lorsqu’il glisse : j’en ai vu conspués du jour au lendemain, après une soirée merveilleuse –  ou simplement aimante : leur désaveu prenait source dans un refus du mauvais temps, un port d’habits banals déshonorant l’artiste, ou dans un aveu de maladie chez ce dernier. C’est un public haïssant le médiocre, le pauvre, l’affaibli. Capable de s’acheter une veste pour le simple bonheur d’exhiber la couture retournée, il crache sur la mort et rit autour d’une tombe en préparant  d’avance : « On dira juste pardon, nous t’aimions quand même. » Ce public écraserait subitement une fillette si la botte directive d’un groupe politique en décidait. Il garde, dans un terreau inconscient, et le mâche et l’annone, le culte du chef imposant un prix, de la créativité renouvelée, du beau corps, de la santé éternelle. Lorsqu’une maladie se déclare, il refuse d’en recevoir la gravité. Vivre sans protection face à cette ribambelle humaine demeure une gageure. Il faut faire avec l’absence de tout sentiment. C’est un pacte d’inhumanité qui est engagé dans l’acte de création.

         Dans les milieux huppés, même opportunisme, sauf que la classe aimante –  celle qui décide aussi de la détestation – s’évalue par la valeur en bourse d’une galerie. On estime qu’il vaut mieux des galeries, association familiale dans le meilleur des cas, aux Etats-Unis, ou dans les autres pays d’Europe, qu’en France.

         C’était une jeune femme mûrie dans le high way of life américain. Un monde avec des codes de magazines et de festivals. Des soirées arrosées. De la musique digitale. Elle faisait de ses peintures des décorations pour étuis de téléphones. Un père l’embrassant affectueusement d’avions en contrées exotiques, une mère pareille à madame Bacall rudement âgée, en chaussures vert fluorescent et blouson extravagant. « Mes parents sont travaillistes », lança une de ses amies. « Je reviens de Malaisie, y-a-t-il un chocolat qu’on a fabriqué là-bas dans cette boite? » Mais des sensibilités de jeunes filles encore. Une peinture sentimentale, obsessionnelle et abstraite à la fois, consciente de ses redites, avec un sommet à la FIAC l’année précédente, c'est-à-dire un bond pour un creux. Même richissime, il faut à ce genre de jeunesse une tête solide, une détermination de plomb, un mauvais caractère et une fidélité à un groupe d’amis soigneusement entretenus – au milieu d’une malle de blasés – pour résister aux flots de railleries à peine contenus par des journalistes infiltrés, des sceptiques ou des narquois navrés de constater l’insuffisance de la dernière démarque de « mademoiselle. »

         Même née dans le goudron ou nantie de cent diplômes, la femme fragile reste ridicule. Privilégiée un mois, poissonnée le mois suivant, on finit par lui espérer une liaison, version déshabillée du prince charmant. Ses tortures sont censées demeurer légères, esthétiques et comiques.

         Celle en blouse travaille ordinairement à l’horizontal, sur des toiles avec un fond de jazz. Il lui fallut réaliser sur un placard de cuisine, devant un public, un tableau à la verticale, digne d’une maîtresse d’école, pour une vente aux enchères en faveur de l’enfance hospitalisée – tout en écoutant des rythmes galactiques propulsés par un brun langoureux me serinant :

         « Je suis troisième sur ta liste. »

         Autour du buffet, des hommes capables de délicatesse portaient des colliers « Europe 1 » bleus à lettres blanches.

         Un homme trapu, le cheveux roux orné de blonds frisotis, franc de gestes et brusque mais sans la malice qu’on rencontre chez les placeurs de femme, indiqua un siège, puis, veillant d’un œil décontracté à mon intégration, apporta eau et biscuits salés. Il me sembla l’avoir déjà rencontré dans un restaurant. Il finissait toujours par y parler de Michel, et répéta : « Cette petite ce serait le genre de Michel » – le prénom d’un homme éternellement absent.

         Dans les vestibules du Salon, des colocataires de stands, aux allures de tribuns, braillaient des rumeurs, lissaient leurs appâts, et, dépourvus de la moindre bonne éducation, s’enhardissaient en proférant pics aux maris et invitations graveleuses. Regroupés autour de leurs téléphones comme une équipe d’étalons costumés, ils faisaient de l’esprit et ne cachaient pas, hilares, que mon absence était une aubaine pour un intellectuel populaire sujet à des explosions de colère : « Il n’en pouvait plus de cette fille en Provence, il se plaignait d’être devenu du romarin à cause d’elle. »

         Les nouveaux riches faisaient masse dans cette foire de ferrailles et de baignoires luxueuses semée de quelques célébrités. On releva leur absence stupéfiante d’élégance, anoraks, chaussures grossières, pantalons passables, absence de couleurs, corps informes : un défilé de lumpenprolétariat. Un chef étoilé nous fit cours de cuisine : il déballa un mois de salaire en ustensiles sur le flanc argenté d’un meuble.

         « Ces ustensiles trouvent-ils plus ou moins d’acheteurs qu’avant ? demanda-t-il fièrement au groupe.

         –Plus qu’avant », risqua une femme.

        

         Aux allocations, j’éprouvai la nausée.

 

         « Je ne suis pas cuisinière, ce que je ne connais pas m’impressionne, osai-je gentiment.

         –Oui, rétorqua le chef, on peut ne pas se risquer en cuisine, comme lorsqu’on est pauvre – on va au Mac Donald ; mais moi ces gens-là je n’en ai rien à foutre. Si je n’étais pas un cuisinier étoilé, ni la droite ni la gauche ne m’auraient embauché.

         –Vous êtes déjà embauché, ce n’est pas si mal », lui rétorquai-je très sèchement.

 

         La jeune peintre n’acheva pas sa toile. Un homme sans collier, pourvu d’un appareil colossal, la photographia entre famille et amies pour une revue people. Cet homme, d’une sècheresse sibérienne, susurra salement, en direction d’un pilier : « Elle est foutue. » La mère guettait : « Je suis trop exigeante avec elle, parce que la jet-set c’est un monde difficile… » Derrière sa cuirasse de lunettes, elle me mesura avec indulgence. Un vieillard au cou maigre désigna la jeune fille et proposa au molosse de me prendre en portrait aussi.

         « Vous ne voulez-pas de Jean-Pierre Desproges ?

         –Bien sûr que non, expédia le journaliste sans collier, je ne photographie pas les horreurs. »

                  

         Sans toucher au buffet, il s’esquiva en saluant ses amis.

         La peintre de clés sentimentées passa plusieurs fois en voiture près d’une rue parisienne anodine où je vivais, en abaissant la vitre. Les fleurs bleues huppées voyagent : c’est un autre monde et il est des mondes qu’on ne traverse jamais. Le romarin est voué aux petites collines. Ceux qui parviennent à changer de portes sont très rares.

 

 

                                                                 

                                               Marie-Eléonore Chartier

                                               (Marie Pra) – Juin 2016.

 

Date de dernière mise à jour : 17/11/2018

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