Les bavardages de Marie Bashkirtseff

LES BAVARDAGES DE MARIE BASHKIRTSEFF

 

« Les choses que j’aime ne me fatiguent pas. »

         Journal, septembre 1875.

 

 

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Il y a un an, je lisais sur le banc d’un parc tout en écoutant la conversation à bâtons rompus d’une bande d’adolescents désœuvrés, qu’il me fut souvent donné de croiser lors de mes escapades dans les transports ou en banlieues.

         Je posai le livre qui se retourna en exhibant sa couverture.

         « Ce n’est pas une savonnette, cette fille ! » s’exclama l’un des garçons, qui venait de dévisager Anne Frank – sans l’avoir peut-être lue. C’était une façon de dire qu’il ne jetterait pas cette jeune fille, qu’avec elle il ferait preuve de galanterie.

         Ils parlèrent encore ; je ne comprenais rien à leurs préoccupations.

         Le même releva la tête et fit, en me désignant des yeux :

         « C’est peut-être elle, Bashkirtseff ? »

         Je fus très étonnée d’entendre ce nom dans la bouche d’adolescents aux antipodes de ceux qui connaissent et relisent « Marie Bashkirtseff » depuis une quinzaine d’années : des universitaires, des intellectuels, des retraités et de vieilles étudiantes.

Chez les gens qui n’aiment pas spécialement lire, son nom revint, toujours associé au portrait lointain d’une femme savante – négative pour les femmes – elles préfèrent la maternité – d’une femme hautaine – elle bat les hommes – d’une narcissique – elle se regarde, ce qui, dans plusieurs civilisations, et dans toutes les religions, est mal.

         « Au lieu de quatre incisives, je n’en ai que deux », écrit-elle dans son journal intime, dix-neuf mille pages, à l’âge de dix-sept ans.

         Etait-elle aussi inoffensive ? Son caractère entier, franc, colérique, fait d’elle une jeune philosophe qui aime dire la vérité, qui ne craint pas d’être jugée et condamnée pour cela. D’une nature indépendante, avec un fort caractère, elle était – au 19ème siècle, regardée comme une originale ; sans sa fortune, elle aurait peut-être mené la vie d’une délinquante.

         Je n’ai jamais rencontré une telle largeur d’esprit que chez vous, lui avoue en substance son ami Henri Hecht, un jeune juif qu’elle rencontre dans une soirée à Paris, alors qu’elle est issue d’une famille aristocrate, russe, orthodoxe et plutôt royaliste – on n’y élève jamais les enfants en leur disant qu’on a le droit d’avoir des Juifs pour amis.

         Elle observe son entourage et en tire des conclusions sans indulgence.

« Le monde est méchant !  (se plaint sa professeur de dessin) Elle dit cela en des termes plus désagréables encore, cela m’a vivement piquée et j’ai dit :

-      Vous êtes la première méchante, à personne cette idée n’est venue. Je vois toute votre méchanceté. »

Elle a alors quatorze ans, et il y a des périodes, dans la vie, où l’on en veut à ceux qui se plaignent de l’existence du Mal. On voudrait que tout soit beau, et tirer les autres vers cette idée-là. La compassion est une donnée plus tardive. Marie Bashkirtseff, adolescente, c’est une bavarde, qui discourt d’elle, de ses vêtements, de ses voyages, et des garçons, et des livres, sur les pages d’un immense bouquin feuillu, redondant, énergique, un peu ennuyeux. L’acquisition de son œuvre complète représente aujourd’hui un investissement d’environ 450 euros.

 

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         Marie Bashkirtseff n’est pas très accessible parce qu’elle est vient d’une famille très riche. Née noble, elle voyagea « avec sa mère », résument les dictionnaires en ligne, ce qui fait d’elle, d’emblée, d’après les critères des psychologues, une insupportable fille à maman, gâtée et – probablement, unique.

         En vérité, Marie Bashkirtseff grandit dans une famille fortunée, mais de cas sociaux.

Un bon père lui manque, et beaucoup de femmes deviennent artistes, ou se sentent différentes, pour, enfant « avoir manqué papa. »

Sa mère et sa tante lui font des scènes sans arrêt ; elle bat sa tante une fois ; son oncle, alcoolique, est en procès et provoque quotidiennement des querelles horribles ; elle a huit ans quand il lui montre ses livres pornographiques. Elle éprouve peu d’affection, voire de la haine, pour son vrai père, qui vit très loin. Elle parle peu durant les repas, car en famille on discute essentiellement des chiens.

Elle est polyglotte, dessine des portraits figuratifs – comme quoi s’admirer dans une glace n’interdit pas d’observer et de peindre le regard des autres. Marie chante comme à l’opéra : personne ne lui a transmis ce talent. D’où vient le talent ? Il faut des moyens financiers pour acheter des centaines de livres, des instruments de musique, piano, harpe – mais c’est Marie Bashkirtseff seule qui demande des cours. Elle lit seule, apprend seule. Ses proches aiment voyager, mais s’ennuient dans les musées. Le milieu social fait tout – et rien. Elle est autodidacte au milieu des millions.

 

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Sa qualité première est la curiosité, l’enthousiasme. On apprend beaucoup de choses en la lisant, et découvrir des versions raccourcies de son Journal, ou des extraits, est une excellente façon de s’instruire.

Jeune adulte, elle assiste à des séances de débat et décrit les hommes politiques, non de télévision, mais de chair et d’os, de la période suivant la démission d’Adolphe Thiers. Elle découvre un fer à cheval sous les pieds de Victor Hugo ; constate dans sa boite postale que Maupassant réagit avec grossièreté à son esprit mordant supra-intelligent, et que Zola, même humaniste, n’est plus qu’un marbre ne répondant rien aux lettres touchantes d’admiratrices.

Comme c’est une voyageuse, elle décrit la cuisine, le costume, le théâtre impertinent des Russes ; les mœurs des hommes italiens et la beauté sans égal de leur nation ; les têtes des richardes françaises ; l’Espagne lui fait découvrir des tableaux prodigieux, des gitanes ravissantes, des taulards qu’elle accompagne – sous surveillance – et dessine, et des corridas dont elle fait une description si abominable qu’il est impossible de ne pas vomir en lisant les manuscrits. Son Journal est un témoignage en présence, un reportage passionné, coloré et sentimental, non une compilation d’informations. 

A travers ses notations, le lecteur, tombant sur un nom, ou un portrait-rencontre de peintre inédit, hors sérail, oublié de l’enseignement, est tenté de penser : qui était-il ? Que dessinait-il ?

                           

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Marie Bashkirtseff meurt à vingt-six ans ; jeune, elle a su conserver, et c’est heureux, des qualités passionnelles. Elle est heureuse de raisonner en lisant des romans, pour se prouver à elle-même qu’un écrivain dont elle est amoureuse, Balzac, pourrait aussi l’aimer. S’il faut recourir au latin pour être digne d’amour, elle le fera. Car c’est d’abord une enfant qui dévore des yeux et des narines, qu’elle possède écarquillées, les possibilités infinies de la vie, et la nature offerte :

« Le gazon vert, vert et mou, vraiment j’avais envie de me rouler dedans. » (7 mai 1873)

Très tôt, elle réalise que chacun voit la vérité à sa seule enseigne.

« Les montagnes qui se détachent en vigueur sur le ciel bleu argent, si vaporeux et doux qu’on étouffe de joie…On a beau sentir en écrivant, il n’en résulte que des mots communs : bois, montagne, ciel, lune ; tout le monde dit la même chose. Les autres ne comprendrons jamais, puisque ce ne sont pas eux, mais moi. Chacun sent comme moi, pour soi. Je voudrais arriver à voir les autres sentir comme moi, pour moi ; c’est impossible, il leur faudrait être moi ». (5 septembre 1875)

         Entreprise littéraire égocentrique d’écrire : il ne faut pas se mettre à la place des autres, il faut amener les autres à être à ma place !

         Elle découvre que, lorsqu’elle offre un cadeau, la personne fait preuve, en retour, de méchanceté ou d’ingratitude ; cela l’étonne – puis elle cesse de s’étonner. Sur la réalité de la nature humaine, elle ne mâche pas ses mots – ce qui confère à certaines de ses notations, aujourd’hui encore, une portée désagréable, donc subversive :

         « C’est bête mais l’envie de ces femmes me fait de la peine : c’est si petit, si bas, si vilain. Je n’ai jamais su envier. Je regrette de ne pas être ce qu’est une autre, je m’incline devant la supériorité, j’en suis fâchée mais je m’incline ». (16 octobre 1878)

S’ensuit un dessin, clair et argumenté, des mesquineries que les femmes s’échinent à reproduire dès qu’une d’entre elles connait quelque succès : la jalousie est le seul défaut qui se nie d’emblée comme réalité. On préfère dire : tu as fait une faute.

Elle constate, peu de temps avant sa propre mort que, devant l’épidémie de choléra qui s’enflamme à Toulon « tout le monde redevient primitif et Jules Ferry aura un regard pareil à celui de mon petit modèle de six ans ». Mais elle manque de tendresse vis-à-vis de la terreur des hommes.

 

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Dans sa conception des sentiments, tout semble fluide. L’âme s’échappe du corps pour une indigestion, l’homme donne à la femme son fluide durant l’acte sexuel et, comme Marie désire l’égalité, il faut rendre à l’homme un autre type de fluide – comment ? ; l’amour tient dans un flacon, se concentre s’il y reste, et passe, fluide invisible, d’une personne à un animal, voire à une chose, sans rapetisser ni mourir. Elle n’aime pas lire des vers, mais professe un amour poétique du monde. On s’étonne de la laideur de ses chiens ou des enfants qu’elle peint : elle les trouve poignants, délaissés, originaux – elle veut faire de ces repoussoirs :

« Tes tableaux imprégnés de la splendeur du Beau »

                                                         (Un admirateur)

Il y a chez elle, dans la deuxième moitié de sa vie, une sensibilité  de gauche. Même dans la moquerie, quand elle décrit les autres, on sent une pitié, un soin particulier pour ce qui est échec de la nature ou de la société. L’Assommoir assomme ses idées napoléoniennes et la fait pleurer.

         Je suis en désaccord avec cette vision selon laquelle Marie Bashkirtseff aurait refusé ou écrasé les hommes. Je pense qu’elle les a recherchés, voire aimés, plus qu’une autre – et dans ses initiatives quotidiennes, et dans sa lucidité sans peur face aux blessures que s’infligent les hommes et les femmes (ils se prêtent mutuellement des « férocités »). Son drame est celui des amoureux surdiplômés qui plaisent aux non-diplômés, et des femmes intelligentes qui récoltent le dédain des hommes intelligents. Il lui parait naturel de rechercher un homme « du même niveau ». Or, l’investissement intellectuel, énorme, ne correspond pas à la réalité de l’offre affective.

Ses amours ont été présentés aux lecteurs en plusieurs versions. Nous parlions des Italiens. La façon dont sa relation avec le jeune Pietro Antonelli – l’amourette la plus poussée de sa vie – est présentée dans la première publication du Journal constitue un cas.

Le 19 mai 1876, Marie a dix-sept ans et un rendez-vous. N’étant pas un modèle de prudence, elle propose à Pietro – c’est un peu comme le Peter d’Anne Frank – de monter la rejoindre dans son cabinet à minuit, en empruntant un escalier secret (les éditeurs et les biographes passèrent sous silence le fait qu’il s’agissait d’un petit escalier dérobé et en firent, en rayant quelques mots, un escalier convenable).

 

A deux heures du matin, la tante de Marie, apercevant de la lumière chez sa nièce, lui crie de se coucher. La première publication du Journal présente ainsi la séparation des deux jeunes gens :

 

 « - Vous entendez ? dis-je.

Nous nous sommes embrassés et je m’enfuis sans me retourner..»

 

Tandis que le texte original de Marie raconte :

 

            « - Vous entendez, dis-je en m’arrachant de ses bras, partez, bonsoir – et saisissant sa tête dans mes deux mains je lui donnai un dernier baiser sur la bouche et m’enfuis vers l’escalier sans me retourner[1]. »

 

Une vieille biographie de Marie Bashkirtseff relate la scène quarante ans plus tard et réorchestre la première version en lui donnant une touche romanesque :

 

« Et comme, en ce moment, on entend l’âme tutélaire loqueter dans sa chambre, les deux jeunes gens brusquement s’embrassent, pas loin des lèvres, j’imagine, et Marie s’enfuit sans se retourner. »

 

« Cette scène au parfum romantique », affirme le biographe, « ce baiser rapide, ce frôlement des lèvres dans la nuit, sera la seule défaillance, la seule concession charnelle de cette petite créature hautaine, armée, distante.»

 

Marie Bashkirtseff, prenait plaisir aux jeux de séduction, aux contacts des mains, aux baisers – au côté physique de la relation amoureuse, pourvu de s’y sentir respectée :

 

« – Votre bouche, cria-t-il dans un murmure passionné, donnez-moi votre bouche.  Je ne songeai même pas à désobéir et allongeai le cou pour rencontrer ses lèvres…

On a raison de dire qu’un baiser sur la bouche… La tête renversée, les yeux fermés, les bras pendants, je ne pouvais m’en détacher… »

 

Les hommes de cette époque avaient très peur des femmes, et cette scène des baisers ne sera publiée que cent-vingt ans après avoir été écrite.

 

 

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         « On aura plaisir à faire l’amour avec vous », lui prédit un médium.

         Marie Bashkirtseff, macaron aristocratique, ou artiste obsolète – s’il en est ?

         Son actualité, outre une vivacité de style et une verdeur de langage qui fait de son Journal un immense brouillon plein de prouesses et de licences stylistiques, réside peut-être aujourd’hui, non dans son féminisme au sens strict, mais dans le fait qu’il s’agit d’une femme franche et curieuse. Elle écrit ce qui est, ce qu’elle pense – et se met énergiquement en accord avec ses idées.

         Ce qui conteste le mode de vie habituel refroidit, puis enthousiasme.

         « Je ne veux pas d’enfant », note-t-elle sobrement.

Considérer comme une pierre, et non une partenaire, la femme qui pense, attaquer ou rabaisser une femme pour son répondant, fuir la gravité d’une femme pour ne quêter dans la relation amoureuse qu’un divertissement léger – fait partie des contradictions actuelles de nombreux hommes, y compris les plus intelligents. Avec le retour des réflexes de la morale religieuse, voire des censures réactionnaires, de nombreuses femmes sont également portées à condamner les autres femmes quand la solidarité n’est plus. Celle qui ose, dans le monde actuel, n’est pas très bienvenue. Il n’est pas bon d’être au-dessus. Etre « en haut », c’est sans doute l’impression négative que donne Marie Bashkirtseff, et qui fait qu’on adhère moyennement à sa lecture.

J’espère cependant vous avoir aidés à la découvrir un peu.

 

                                                         Marie-Eléonore Chartier (MP)

        

 

 

 

 

 

        

 

 

 

 

        

 

 

 

 

 

[1]           Journal 10 mai 1876-16 août 1876 (version intégrale), p. 82.

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