LES MIGRANTS

CE QUE D’AUTRES VIVENT…

 

 

       

                                                       « Une seule chose m’intéresse : moi »

                                                                (Paul Léautaud)

 

 

       

        Près du métro Stalingrad, je passe près d’un accès protégé par un grillage, entre deux routes, comme un large et très long trottoir. Il n’y a personne, à cette heure de l’après-midi, dans le salon de la coiffeuse.

        « J’ai eu moins vingt, moins trente pour cent de chiffre d’affaires pendant trois mois », me dit-elle.

        Elle explique, c’est en partie lié, que, derrière le grillage, il y a eu trois mille huit cent migrants, durant tout l’été.

« Ils n’étaient pas qu’à Calais ? fis-je.

-           Non, pas seulement, il y en a eu ici pendant des mois, de Stalingrad jusqu’au bout de la rue, ça a été l’horreur. Ils vivaient étalés dans des tentes, sur le sol, les habitants avaient peur. La police a mis fin à tout ça.

-           Comment ça s’est passé pour l’évacuation du campement ? Il y a eu des armes ?

-           Quand on envoie des camions, avec de nombreux policiers…

-           Il y a eu des armes ?...

-           Avant l’évacuation, l’association Terre d’Asile se chargeait de leur régularisation, quatre vingt dossiers par jour. Il y avait des bagarres entre les tentes sans arrêt. 

-           Tous ont été régularisés ?

-           Pas les quelques trois mille qui ont dû partir. Les réfugiés politiques sont pris, mais les réfugiés économiques… On ne peut pas, on les renvoie dans les pays d’origine.

-           Quels pays africains étaient dans le campement ?

-           Le Mali, un autre en guerre – les deux pays en guerre reproduisaient leur affrontement entre les tentes –, les Syriens…

-           Ah oui, les réfugiés syriens, on les voit souvent dans le métro, surtout gare Saint Lazare, mais les gens ne s’arrêtent pas. »

 

        Elle rapporte sur les conditions d’hygiène du campement des faits qui sont frémir : « Il y a eu le choléra, la gale, la tuberculose. » L’association Terre d’Asile faisait faire la queue aux migrants, qui, souvent, se précipitaient en cohue, se querellaient sans respecter l’ordre de passage : don de riz aux tomates, beaucoup de tomate, de la semoule… Mais parfois le plat n’avait pas l’heur de plaire aux réfugiés qui jetaient la nourriture.

 

        « Ce doit être dur, fis-je, quand on est associatif, de recevoir de l’ingratitude. »

 

        L’association, seule, s’occupait également de l’hygiène déplorable : détritus, poubelles non vidées, urine et excréments à même le béton.

 

        Tout le monde est soulagé de l’évacuation, la situation n’était pas tenable pour le quartier : « Les gens qui travaillent ne sont pas responsable de ces conflits. » Les commerces étaient délaissés par presque toute leur clientèle.

 

        « Pour les Syriens, des jeunes ont été régularisés, qui disent : La France nous doit travail, argent…

-           Pardon, nous doit ?

-           A cause des accords passés par le gouvernement avec ces pays. On voit ces jeunes qui reçoivent douze euros par jours et l’accès gratuit aux transports.

-           Oui car sans régularisation, pas de doit….Si ça se trouve dans cinq ans vous en reverrez qui tiendront un salon de coiffure ! Ca devient parfois démerde. Ou ils trouvent un employeur qui les met derrière une caisse de cinéma, et ce sont des emplois qui tiennent…

-           Je ne pouvais pas gérer le fait qu’ils entrent sans arrêt dans le salon pour aller faire pipi ou rebrancher les portables.

-           Vous avez jugé que vous n’étiez pas une association humanitaire… Ils n’avaient pas conscience qu’en France, ces choses « ne se faisaient pas ». Moi, ce qui m’étonne, c’est la peur des habitants. Les migrants étaient inoffensifs ?

-           Il y a eu des bagarres en hausse et plus de cambriolages dans le quartier. »

        Je songe spontanément que c’est d’abord une peur plus irrationnelle, la peur même liée au fracas de la couleur de peau, aux vêtements, à l’accumulation, à l’inhabituel du bruit et de la situation.

        En fin de semaine, je retrouve une voisine.

        C’est une vieille femme à présent, elle a des yeux vifs, parfois amers, la peau brune et un foulard. Elle est dans un de mes vis-à-vis, dans un immeuble vieux, sans ascenseur, et son studio, petit, frais, avec une cuisine construite à l’intérieur d’un placard, et une salle de bain correcte, lui coûte quatre cent euros par mois. Je ne suis pas d’accord lorsqu’elle dit que c’est « vivre comme un chien ». J’ai moi-même vécu dans un studio envahi de meubles bricolés en ruine, d’humidité, voire de cafards, quand j’étais étudiante. Son ensemble reste décent. Ce qui manque réellement, elle va me le faire comprendre.

        Elle me sert du thé et des gâteaux. Elle n’en mange pas car elle a du diabète et des problèmes cardiaques.

        Elle a exercé en France, durant quarante-cinq ans, le métier de femme de ménage dans un ministère. A la retraite, malade et isolée, elle gagne huit cent euros par mois.

        « Les Français sont gentils, très gentils, dit-elle. Mais j’en ai marre. Le boulot, il n’y en n’a pas. L’argent, il n’y en n’a pas. Dans les cafés, les restaurants, il n’y a personne. L’époque où on trouvait du travail, c’est fini. Je rentre au Maroc. »

        Elle y a une maison. Ce qui lui reste de famille – de nombreux deuils – est là-bas.

« Sur votre carte d’identité, il y a marocaine ou française ?

–Marocaine, dit-elle fermement.

–Quoi ? Vous avez travaillé quarante cinq ans en France et vous n’avez jamais demandé à être française ?

–Non, je n’ai jamais voulu.

–Vous auriez dû demander la nationalité française ! insistai-je sans comprendre. Donc, même avec quarante-cinq ans ici, vous n’avez jamais été que marocaine ? Jamais française dans votre esprit ? C’était uniquement pour le travail…

–Oui, le travail. »

        Elle ne possède aucune livre, pas une revue. La musique qu’elle écoute reste maghrébine. Elle ne lit pas le français et semble en avoir honte, trop découragée pour attaquer l’étude de la langue à son âge. La culture française, sérieuse ou divertissante, ses diverses villes et paysages, sa gastronomie – et, partant, la plupart des habitants de France – tout cela lui demeure étranger. Avec la maladie et très peu de revenus, cela signifie isolement. Le travail sans aucune contrepartie. Pas d’élargissement de vision comme on l’entend en proposant des « ressources » en France.

        On est en droit de se demander combien de centaines de milliers de personnes en France vivent aujourd’hui « à côté », de façon plus ou moins subie. On ne cesse jamais de s’en étonner.

 

                                                                          Novembre 2016

                                                                          Marie-Eléonore Chartier

 

 

 

 

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