LES PETITS COMMERCES

LES PETITS COMMERCES

 

 

 

 

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          Ils travaillent trop. Depuis plusieurs années, je passe chaque jour, chaque nuit, devant leurs boutiques. Aux heures où tout pourrait être fermé, comme dans la plupart des villes de province, j’ai envie d’acheter quelque chose, je descends de chez moi. Les commerces sont encore ouverts. Je paie leurs services. Les jours suivants, je n’ai plus le temps de m’arrêter. En longeant l’avenue de Clichy, je regarde les vitrines. Les commerçants sont encore là. Ils ne quittent ni leur siège, ni leur clientèle, ni, en hiver, le froid. Ce sont toujours les mêmes. Hommes et femmes d’origine étrangère, Français issus de l'immigration, ils ont dépassé le plafond des horaires de bureau et semblent ignorer la réalité d’un arrêt maladie.

       Inquiète de cette réalité à laquelle, en tant qu’acheteuse ou cliente, je participe, j’ai fini par demander à plusieurs d’entre eux comment ils vivaient leurs conditions de travail, et le fait de travailler autant.

 

          La patronne d’un salon de coiffure, où j’ai été une fois, me dit de passer mercredi.

Plusieurs choses m’ont alertée – notamment les horaires de week-end. Pour ma coiffure, trois heures d’attente ! Ce fut long, ce fut long !

« On a des tarifs ouvriers, me dit-elle, non sans fierté, quand je payai le service. J’étais bien coiffée, mais l’attente avait été insupportable ; de fait, l’ambiance rude.

-On fait de petits prix, c’est ce qu’on demande en échange », avait conclu la patronne – une assez belle femme. Je n’étais plus venue pendant un an.

 

Mercredi matin, je trouve le rideau du salon de coiffure tiré. Je téléphone à la dame.

« Ce que j’ai à payer ? me répond-t-elle. Je vous l’ai dit : le salon, les produits, l’électricité, les charges. Je suis la gérante, et je suis salariée en même temps. A la fin du mois, il reste très peu. Donc non, je ne m’en sors pas. Avec cela on ne part pas en vacances, on revient et c’est toujours la même histoire. »

Elle n’a pas pu sortir du lit :

« J’ai mal au dos. Que veux-tu, je suis sans arrêt debout pour coiffer les clientes. Tu as bien vu. A cinquante et un ans, j’ai des varices, le dos… Je n’ai pas d’enfant et il n’y aura personne pour reprendre cette affaire. Avant je faisais un boulot très différent, je travaillais au smic.

-C’est plus facile d’être salariée ?

-Oui, je trouve. Il est plus facile d’être salariée que gérante de son entreprise.

-Vous exercez le métier de coiffeuse depuis longtemps ?

-Quelques mois, dit-elle. Il y a plein de salons de coiffure qui ouvrent dans le quartier. C’est pour ça qu’on fait ces prestations. Le vendredi, samedi, j’ai plein de monde, ça tourne, le dimanche, un peu moins, mais les autres jours… Pas évident de remplir. 

-Vous n’avez aucune aide de l’Etat dans cette situation ?

-Il n’y a aucune aide pour nous. Je n’ai jamais été à la mairie pour demander de l’aide. Ça, jamais !»

Elle me parle de l’assistanat, qu’elle n’apprécie pas.

« On discute beaucoup de cela dans le salon de coiffure, avec les clients. Il y a des mères, des avocats, des juristes, qui viennent.

-Ah, alors je vous fais redire ce que vous avez déjà dit à plein de monde, fis-je en serrant les lèvres.

-Cela fait onze ans que je travaille en France, confie-t-elle.

-Et avant vous viviez où ?

-Je suis d’Algérie, de Kabylie.

-Mais… Pensez-vous qu’il est plus facile de tenir financièrement en Algérie ?

-Je ne suis pas partie pour mon indépendance financière. Je suis partie pour mon indépendance morale. Ma liberté. Parce qu’en Algérie c’est impossible. La femme kabyle c’est… très dur. Elle n’a aucune liberté. Elle… se tait. La France c’est mon deuxième pays, s’enthousiasme-t-elle, émue. Même si c’est dur d’y vivre, j’adore ce pays.

-Est-ce que ça changerait quelque chose d’avoir la nationalité française ?

-Je sais pas…

-Comment voyez-vous l’avenir ? Aussi dur ou s’améliorant ?

-Bah… S’améliorant. Car vous savez… L’Etat est au courant. L’Etat fait souffrir les gens, plein de gens. En même temps, les dirigeants ne veulent pas que cette situation dure. »

L’entretien au téléphone a duré dix-neuf minutes. Une associée ouvre le rideau du salon de coiffure. Je lui laisse le café et les viennoiseries d’abord prévues pour la patronne.

 

          Chez Rachid, de façon surprenante, tout va bien.

         Il rentre les produits dans sa boutique à six heures du matin. La boutique ferme à une heure et demi du matin, presque vingt-quatre heures plus tard. Ouverte toute l’année, elle ferme uniquement le lundi. Deux à trois hommes de la même famille y font le guet par tous les temps, assis à côté des caisses de légumes et de fruits. Un petite chatte trotte dans l’épicerie. A la caisse, qu’il quitte peu, Rachid, père de famille laconique, pas parti en vacances l’année dernière, m’accueille placidement. Son affaire familiale le satisfait.

« Non, il n’y a pas de l’aide de l’Etat, me confirme-t-il.

-Et il n’y a pas de charges ?

-Non, il n’y a pas de charges. 

-Et vous n’êtes pas en déficit à la fin du mois ? » dis-je en montrant du doigt les boites de conserves, produits fromagers, paquets de gâteaux qui luisent aux étagères.

-Non, en déficit, jamais !

-Tu n’es pas fatigué de travailler ?

-Non. »

Rachid est assis près de l’entrée. L’épicerie possède une entrée sans porte. La chaise sur laquelle il attend les acheteurs, n’a pas de dossier. La sciatique dont il souffrait a été opérée il y a quatre ans. Il porte un anorak court. Pas de gant. Il grelotte légèrement. Ses yeux sont parfois cernés. Il n’est jamais en arrêt maladie.

« Mes conditions de travail ? Je ne m’en rends pas compte, dit-il à son associé comptable. Ce sont les miennes. »

 

Dans un autre marché sur rue, de fruits et légumes, un commerçant n’en pense pas autant :

« Il fait froid, me dit-il. J’ai hâte que la journée se termine »

 

        Samedi, je passe retrouver une femme qui tient un point Internet. Dans mon quartier, ce sont des populations issues de pays proches de l’Inde qui gèrent ces commerces spécifiques.

C’est une jolie femme aux yeux soudain brillants, mais toute en retenue, qui me reçoit sans quitter le guichet, entouré d’une vitre. Une adolescente, sa fille, aide à la traduction.

« Depuis quand tenez-vous ce point Internet ?

-Neuf ans.

-Avant vous aviez un autre métier ?

-Oui, restaurant. »

Nous en venons à parler de la marque qu’elle possède entre les sourcils, une goutte au-dessus d’un petit rond.

« Ça vient d’où ?

-C’est le signe de la femme mariée, dit-elle en souriant.

- Dans quel pays ?

-Sri Lanka. »

Nous reprenons :

« C’est coûteux, tout ce qu’il y a ici, le matériel, les charges de la boutique ?

-Moins cher.

-Y-a-t-il des bénéfices ?

-Moyen.

-Il y a des magasins comme le nôtre qui ouvrent, intervient l’adolescente, pour me signifier que la concurrence est rude.

-Du coup, vous ouvrez tous les jours et fermez assez tard. Est-ce que ce ne sont pas des horaires fatigants ?

- A part le week-end, ça va. Car le samedi soir, c’est plus dur, il y a des clients agités ou nombreux.

-Vous trouvez que vous travaillez trop ?

-Elle s’est habituée, dit sa fille. Le dimanche soir, elle aime encore bien sortir.

-Pas de vacances ?

-Non, reprend la dame. Mais j’y pensais, l’an prochain je vais fermer et je pars au Sri-Lanka !

-Vous êtes la seule femme à tenir un point Internet dans le coin !

-Je préfère travailler toute seule. »

        Je pars en laissant ma carte et des croissants. Adolescente, j’ai vécu avec quelqu’un qui travaillait énormément, et qui donnait l’impression d’être malheureux, remonté contre l’existence. Comme la majorité de ceux qui travaillent au péril de leur santé, il ne gagnait pas beaucoup d’argent. L’importance considérable de l’activité commerciale des populations immigrées à Paris, m’a obligée à reconsidérer cette question : peut-on travailler beaucoup, et être heureux ? Et, le fait d’être pauvre – comment le gère-t-on ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 03/02/2019

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