Mathilde Guez, l'Israélienne oubliée

 

 

 

On m’a prêtée un livre sur la Shoah, Au nom de tous les miens. L’homme qui me prête le livre, un juif tunisien, était un ami de Mathilde Guez[1].

« C’était une députée de la Knesset. Très sioniste, comme on l’était à l’époque. Elle est oubliée. Il n’y a plus rien sur elle. Une notice en anglais… »

L’écran de son smartphone fait surgir un portrait d’elle en noir et blanc. Elle a un visage vieux et strict.

« J’ai des lettres d’elle dans ma malle aux trésors », me dit-il. Il l’a décrit comme chaleureuse, amicale avec lui.

Il dépose chez lui, sur la table, une grosse valise noire et en sort des courriers.

Années soixante, soixante-dix. Deux Israéliennes écrivent. La première raconte avoir reçu un couple « adorable » : Samuel et Eliane. Sa petite missive déborde d’affection, d’attentions. La deuxième lettre, d’une autre, mentionne l’existence du même couple – avec harassement : l’épistolière est contrariée par Eliane qui veut venir tous les seders et se montre pénible au téléphone. Cette femme qui se plaint d’une autre est Mathilde Guez. Pour faire acte d’équité, elle corrige : l’importune forme, au début, un couple « charmant » avec Samuel ; elle est « adorable ». Mathilde Guez est une femme fatiguée d’admirer, lassée de devoir reconnaître des qualités que tout le monde admire. « Elle est fardée, elle n’est pas juste », note-t-elle d’Eliane, dans un langage très spécifique.

Ces petites feuilles, comme des ordonnances de médecin, se plient en deux. Pas de date.

Dans une autre lettre, Mathilde Guez écrit à propos des territoires : « on ne sait ce qui se passe que par les journaux et la radio. Que le diable les emporte tous jusqu’au dernier. »

De cette femme rude, emportée, lassée des conventions (un couple que tout le monde admire, des voisins territoriaux à aimer !), mon hôte dit :

« C’était de l’acier trempé. Quand la pluie tombe dessus ?... Elle ne voulait pas de chauffeur, pas de protection, elle prenait le bus tous les jours. »

L’expression brute d’une personne qui a vécu la déportation, ou la guerre, est le plus souvent choquante, décevante, pour un individu ayant, et aimant, la paix. Ce qu’elle exprime renvoie à ce que le monde envoie.

« Sinon, comme trésor, j’ai un seul livre, dans ma voiture », dit mon hôte, et il me prête le récit de Martin Gray. Un ancien bonheur lui chante aux lèvres, tout frais. Il garde un excellent souvenir de Max Gallo, le transcripteur du récit. Il me fait le portrait d’un homme détendu, d’un contact accommodant, qui pose quelques questions ; on sent son érudition mais il ne disserte pas. Il se souvient d’un voyage aimable dans la voiture de l’écrivain. Il y régnait un silence, un silence d’amitié. Lui et le cinéaste Philippe Clair prenaient grand plaisir à converser, surtout pour évoquer les partages de la table. Ils aimaient à causer, avant tout, gastronomie et restaurants.

« Martin Gray, je l’ai vu deux fois ».

Mon interlocuteur est fixement attaché à cet homme qu’il ne décrit pas. Pour cela, il hait le réalisateur Philippe Clair, alors demandé pour porter au cinéma Au nom de tous les miens. Ce témoignage, d’une écriture de faits, sobre et intense, se lit comme un récit littéraire, qui n’a plus rien d’oral. D’après le prêteur du livre, Martin Gray parlait d’une façon régulière, phrasée, et il aurait « fait » ainsi, ou stimulé, le ton du livre.

« Moi aussi, j’ai perdu mon père, il n’y a pas longtemps ! » lança le cinéaste, en pleine soirée, au visage de Martin Gray, pour s’excuser de refuser le tournage.

Le ton, le geste, le nivellement que cette consolation induit, glacèrent une relation partie pour aboutir au grand écran.

Autrement dit – ne pas lancer ses deuils n’importe comment.

 

 

[1] Femme politique juive d’origine tunisienne. Déportée pendant la seconde guerre mondiale, elle rejoint le parti de centre-gauche Mapaï en Israël.

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