L'autre côté de la barrière

L’AUTRE COTE DE LA BARRIERE

 

 

 

 

 

Farouk a 53 ans. Nous nous voyons à la table d’un Restaurant Solidaire. Il est comédien, sa formation est entièrement celle de l’Actor Studio. Sa situation n’est pas favorable en ce moment. Il m’exprime ce qui ne va pas…

« J’ai été refusé pour un rôle parce que c’était un rôle du répertoire classique français, ils se sont dit qu’ils ne pouvaient pas faire jouer cela par un Arabe.

-Quoi ? Ils vous l’ont dit carrément ? Quelle phrase ont-ils prononcée ?

-Eh bien celle-ci : je ne veux pas faire jouer ce rôle comme les Américains font jouer Shakespeare par des Noirs.

-Je ne savais pas que le milieu du spectacle faisait cela. Je le pensais un cran au-dessus.

-Faux, le monde du spectacle est le reflet de la société française. Il fait exactement la même chose, en plus grand.

-Parlez-moi du racisme.

-Le racisme ? Il est quotidien. Vous en avez tous les jours. Arabe, on n’est rien, on est un sous-homme pour les autres.

-Ce sont quoi ? Des mots, des visages ?

-Vous savez, j’ai la chance de connaître l’envers du décor, car j’ai eu une éducation catholique. Ma femme était juive. J’aime la musique classique… Les gens se sont mis en tête que je ne pouvais pas connaître cette musique. Mon fils me l’a dit : « Mais papa, tu es arabe… Tu ne peux pas apprécier la musique classique ! ». Je lui ai répondu : « Et alors, mon fils, qu’est-ce qui m’en empêcherait ? » On fait cela en banlieue, on considère qu’on n’a pas à enseigner la culture à des élèves noirs et arabes comme si ce n’était pas fait pour eux. La culture faite pour s’élever, se rapprocher. Il faudrait leur enseigner du rap…

–Comme d’habitude ! Mais je vais vous dire le vrai discours qui est derrière cela, puisque je suis depuis quinze ans dans l’Education Nationale. C’est l’idée que la culture classique est bourgeoise, qu’on produit une violence digne du colonialisme en l’imposant, à des gens qu’on estime de milieu défavorisé du fait de leurs origines, justement.

-C’est débile ! Tenez, j’aime Jacques Brel. Quand je m’amène avec ça, les gens sont furieux, car eux ne connaissent même pas. Un Arabe qui apprécie Brel, ça les remet en place !

-Ca me rappelle ce que vivait l’écrivain Albert Cohen dans les années trente, quand on lui disait que les Juifs ne pouvaient pas comprendre la culture française. Lui-même ne pourrait pas écrire comme un grand écrivain du fait de son patronyme. Mais je vous ai dit le vrai discours qu’il y a derrière.

-Exactement ! De ce point de vue-là, c’est comme la situation des Juifs autrefois. On est pris pour des cons, les Noirs, les Arabes, on ne pourrait rien comprendre. On ne veut plus de nous ! C’est terminé. On est asphyxiés économiquement. Mon fils s’appelle Théo, pas Abdel ou Mohammed, sinon terminé. »

Il en revient à l’éducation, à la culture qu’il juge prioritaire pour sortir l’homme de son état de barbarie et pour enrayer toute manifestation de racisme :

 « -Il faudrait envoyer des armées d’éducateur en banlieue pour élever le niveau. Pas mettre des flics, qui sont là pour foutre la merde de toutes façons. 

-Mais, dites-moi, comment vous désigner ? Vous êtes bien français ?

-Oui je suis français.  Mais pas pour eux. Je suis juste un Arabe, un sous-homme, c’est tout ce qu’il reste.

-Et vos parents ?

-Français… d’origine algérienne.

-Ils identifient donc les parents à travers vous.

-Comment est-ce possible ? 

-Vous savez, c’est devenu compliqué. Vous vous appelez Farouk. C’est un nom arabe mais vous êtes français. On ne peut pas dire maghrébin. Il y avait les Français d’origine maghrébine quand ils avaient immigré. Beaucoup de gens détestent désormais le mot immigration. Pourtant à Paris il y a toujours des immigrés. Il y a aussi les résidents étrangers. Il y a des sans-papiers et eux-mêmes refusent d’être associés aux migrants, car ils sont en France depuis plus de temps. »

Farouk me raconte avec volubilité, enthousiasme, avoir tourné une scène dans le film Soumaya sorti en septembre dernier. C’est un film qui raconte le licenciement abusif d’une femme portant le voile, après un attentat islamiste.

« Le film n’a pas été accepté au grand Rex, il ne passe pas, il y a une censure, une chappe de plomb. Voyez ces histoires de voiles… Je pense que les gens pourraient le mettre le vendredi et le reste du temps garder cela chez eux, surtout quand le climat n’est pas favorable. Une ville comme Marseille est pleine de femmes qui portent le voile, quand vous y allez, vous vous demandez : qu’est-il arrivé à cette ville ? Ma mère est musulmane, elle a fait son petit pèlerinage à la Mecque, elle a fait des choses dans son club de seniors et quand elle a commencé à porter le voile, ils se sont mis là-bas à lui faire plein de méchancetés. »

Mon interlocuteur insiste aussi sur les mots blessants, les propos injurieux, les visages haineux qui font partie de son lot quotidien. Il lui parait évident que les Français sont majoritairement acquis à la cause du Front National et que c’est la représentante de cet ancien parti qui gagnera les élections présidentielles en 2022.

« A ce point ?

-Oui, ça ne me fait aucun doute. Les Français sont vraiment racistes. Et ils ne digèrent toujours pas la guerre d’Algérie.

-Parlez-moi en.

-Je suis allée en Algérie deux ou trois fois. Quand j’y vais, je vois en gros titres dans les journaux les récits des atrocités qu’ont fait les Français de l’époque. Car ils ont pété les boulons, ça a été presque pire qu’un Vietnam… Dans les journaux français, la réciproque n’est pas vraie. Qu’est-ce qui n’a pas été entrepris au niveau de la mémoire collective pour que ça se passe ainsi ?

-Je suis étonnée par tout ce que vous me révélez. Je pensais que le racisme existait mais pas qu’il était vécu comme général.

-Vous me faites penser à un cheval avec des œillères. Observez autour de vous, regardez avec d’autres percepteurs et vous verrez que vous ferez plein de constats. Il y a le Blanc, qui est bien, plutôt supérieur, civilisé, et l’Arabe qui est : dégage ! Il faut vraiment envoyer des éducateurs. C’est la culture qui nous fait dépasser tout ça ».

Ce genre de rencontre alerte et remet en cause cent fois plus que des slogans débilitants.

Date de dernière mise à jour : 19/11/2019

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