La philosophie de la joie : une lecture de Marivaux

LA PHILOSOPHIE DE LA JOIE

Lecture de « L’Indigent Philosophe » de Marivaux

 

 

« Qui est indigent ? – Nous allons voir qui est indigent » murmura le placeur du Théâtre de l’Atelier ouvrant la porte à une petite foule qui se pressa, sereinement, pour la toute dernière représentation de l’Indigent philosophe de Marivaux, sous-titrée « La philosophie de la joie », une après-midi pleine de soleil.

« Je suis une amie de Claude Brasseur », s’avança une femme mûre, aux cheveux longs, un peu coquette, parfumée de bonheur, au guichet.

Je ne pus m’empêcher de lui rapporter une anecdote fort mince d’intérêt.

« J’ai rencontré un ami de Claude Brasseur, il est devenu bouquiniste. Il a fait du théâtre avec lui il y a vingt ans. Vous savez ces histoires, il y en a qui montent, et il y en a qui restent dans leurs boutiques, parmi les livres. »

Elle sourit. L’amitié avec Claude Brasseur consistait à partager le vin et du saucisson après l’entrainement théâtral.

Un homme, de taille moyenne, ou haute, pénétra dans le hall d’accueil, resta un peu, deux mots, fila dans le corridor. Pourvu de lunettes noires et d’un menton fort, les joues rasées, les cheveux gris, il présentait une ressemblance avec un acteur d’innombrables films. Sa physionomie jeta le doute. A mon grand étonnement, il revint derrière le guichet, pirouetta dans ma direction, et ôta ses lunettes épaisses, comme pour se présenter.

« C’était Jean-Pierre Desproges, dit-il en dénudant son visage.

–Elle aime voir des gens célèbres, intervint le jeune homme au guichet.

–C’est une petite fille », répartit-il.

Malgré son menton fort, je finis par reconnaître l’acteur Pierre Arditi. Je me sentais plus petite femme, plus novice que Madame Desproges et fus décontenancée par le fait qu’un comédien aussi connu se découvre devant moi. Je n’avais rien à lui dire. Ayant vécu durant deux ans pas loin de la paupérisation, dans un climat de quasi-abandon moral, je reçus presque comme une indignité le fait qu’un regard célèbre me tombe dessus tout cuit, et, surtout, avec une telle franchise.  

 

 

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Marivaux commença. L’Indigent philosophe, servant de « support à brio » rentable, pour acteur célèbre, peut faire l’objet d’une lecture entièrement inédite, adaptée à l’actualité.

Sur un immense rideau furent projetés des pastels - figures de commerçants, d’arlequins, de fous, caricatures d’une femme à la torsade de cheveux rejetée en arrière. Ses yeux cabossés, ravagés par une tumeur, son visage déformé comme un trognon de pomme, pointent la folie, le ridicule à outrance, la hideur, la fatuité déçue. Sa face caricaturée, à l’instar des gravures de déments au 18ème siècle, est placardée au rideau tandis que l’acteur raconte, en se servant du vin, une anecdote de provinciale mise en échec à Paris.

On assiste à une mise en abîme, une réactualisation du « On s’fout de toi » tel qu’il était pratiqué il y a presque trois siècles.

Vraisemblablement, au 18me siècle, des écrivains, ou hommes de théâtre, citaient leurs maitresses fanées, leurs admiratrices importunes en les glissant dans des pièces. Elles devaient y être non nommées, mais extrêmement reconnaissables. Il semblait loisible de projeter leur portrait sur des rideaux pour illustrer, en direct, durant le déroulement de la pièce, de quelle femme parmi le public il était question. C’était un lynchage mondain. La femme qui avait déplu à l’écrivain était humiliée publiquement dans tout Paris. C’était encore plus violent que les ambiances délétères actuelles où il est question d’une femme « en vogue » ou « puissante » qu’ « on n’aime pas ». Ces femmes reprises en otage par les auteurs devaient s’enfermer – on s’en doute – des semaines entières après la représentation. Aimer coûtait cher, on pouvait payer toute sa réputation, sa santé – d’aimer.

C’est du moins ce qui ressort de cette version jouée au Théâtre de l’Atelier – une expertise peu explorée des mœurs du passé, et du risque que court notre société si elle souhaite, réellement, réactualiser ce genre de climat sur le mode de la mise au pilori paroxystique. Il n’y avait pas, au 18ème siècle, de second degré, de double sens ou d’interprétation subjective au : « On s’fout de toi ». C’était le corollaire littéraire de l’écartèlement. Il n’est pas hasardeux que la reprise de ce refrain coïncide, dans l’opinion populaire française actuelle, à une vraie passion pour la figure du supplicié Damien. Elle introduit, quoiqu’on en dise, une réflexion quotidienne sur la réalité et les limites du sadisme, du rapport entre les dominants et les dominés. Une société qui joue de ce refrain ouvertement se situe sur une pente politique dont on ne sait pas encore quoi attendre.

L’ambiance décontractée du théâtre était rassurante, par contraste. Pour ceux qui n’auraient pas été sensibles à ce message de l’adaptation de Marivaux, le côté sécuritaire de la représentation, propre aux mœurs douces, non audacieuses, d’un milieu et d’une époque – ce premier avril 2017 – a peut-être échappé.

 

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La petite pièce de Marivaux permet une réflexion sur la souffrance sociale, le dénuement financier.

En substance, fit Claude Brasseur tout en graillements :

« Vous avez peu à offrir, on vous apprécie, mais on rit de votre bon cœur, et on ne vient pas manger chez vous.

-Oui, lançai-je, ça se passe comme ça. »

La salle, qui lançait de petites réparties et gloussements théâtreux, s’immobilisa tout à coup comme un flanc tiède.

         Desproges serait à la fois une famille régulièrement frappée par le malheur, et une secte – d’obédience communiste.

Dans les faits, peu d’intellectuels sont « desprogiens » et travaillent à partir du trottoir. Que se passe-t-il lorsqu’on évoque, dans les milieux traditionnellement de gauche, pêle-mêle, les bas salaires, les histoires de laissés-pour-compte n’ayant rien à apporter au piquant de la culture, si ce n’est des « témoignages » oraux verbeux – et « relatifs », les histoires de jeunes en difficultés, les Maghrébins également ?

Dans les cercles de recherches universitaires, le milieu enseignant, les locaux réservés pour des conférences brillantes – c’est une gauche qui peut avoir des idées de gauche, mais que, fondamentalement, les colères de ces bas salaires, les récits d’êtres souffrants indiffèrent, fatiguent ou insupportent. Il faut, pour eux, être gagnant, valorisé, à gauche.

On parla des yeux de l’acteur.

« Tes yeux sont luisants, dit le poète télévisuel, en lunettes noires.

–Des billes », osai-je.

Il n’y avait pas malice. C’était, sous les sourcils broussailleux et les dunes épaisses des paupières, des yeux dont les prunelles étaient, plus que d’ordinaire, rondes et noires, avec en haut à droite –  de petits cercles d’un blanc brillant.

         Lorsqu’il se leva de son siège, Claude Brasseur, qui possédait les épaules larges, parut tout petit, plus petit que sa musicienne sur viole de bois, une fort jolie rousse, qui quitta son air grave et lança une tirade si ridicule dans ma direction qu’elle me fit penser soudain non à une artiste, mais à une gestionnaire à qui je répondis par une moue sévère de professeure.

Le grand acteur tremblait, les épaules basses, et conclut en quittant le plateau :

« Le vrai ? Oui, a mis fin à ses jours ».

Il s’agissait d’une excuse tremblante pour le père Jean-Pierre Desproges qui s’était suicidé, sous les risées ordinaires d’une large partie du milieu artistique français. J’étais prise pour sa fille – on me confondait avec Marion, sa véritable descendante, absente et tragiquement malade.

 

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         Contrairement à ce que suggérait le sous-titre, pas d’acide pour Robert Misrahi, le « philosophe de la joie » le plus connu en France. Il est impossible de séparer cette expression de son spinozisme. Et de ne pas se demander si cette adaptation cachait une thèse, voire une attaque cinglante, sur ce qu’on peut penser du triangle joie, indigence, philosophie.

         Je n’ai vu qu’une fois Robert Misrahi, il y a longtemps. C’était, comme le philosophe de Marivaux, un homme qui monologuait et n’introduisait aucune discussion dans sa pédagogie. Il ne mettrait « pas d’eau dans son vin ». La joie lui était un ressort interne, individuel, sans relation dynamique à l’autre.  Amer, râleur, très sûr de lui, il déconcerta le public d’une conférence pour agrégés yiddish à qui il asséna des opinions péremptoires ; les joues poupines, la bouche boudeuse, avec un petit bruit de lèvres mouillées, une expression contrariée, concentrée, il dégaina : « Je vous propose une philosophie de la joie et vous restez muets, vous ne souriez pas, vous ne réagissez pas ! » 

Ses écrits font vivre une philosophie rectiligne, littéraire, lumineuse, l’envers exact de cette extériorité étriquée. Le mot « joie » s’inscrit dans une dynamique progressive comme la logique harmonieuse d’un air de musique. Il n’est pas impossible qu’on lui ait gardé rancœur de n’être pas ses livres.

Le philosophe de Marivaux n’est pas cassant. Seulement, il n’est sage qu’au prix du monologue. L’efficacité salvatrice d’une philosophie réside peut-être dans cette pratique : la rupture avec autrui, quand il est estimé que ce dernier vous rogne et vous limite.

 

 

                                                                  Marie-Eléonore.

 

Date de dernière mise à jour : 01/03/2018

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