"MARCELINE EST TRES MUSICALE"

« MARCELINE EST TRES MUSICALE »

 

 

 

 

 

 

           L'année où nous avons travaillé au lycée de S., il nous a semblé que Madame M. était une fille d'un abord différent.

Elle nous regardait avec des yeux francs, mais sans aucune affection. Elle avait une conversation imparable, élevée, riche en exactitudes. Conseillère d'éducation, elle entamait chaque échange en disant : « On parle en A », « on est en A ». Elle était très renseignée sur les sujets professionnels, et paraissait un peu inaccessible, comme une femme susceptible de vous retourner et de vous former en une heure. Sûre d'elle, à près de trente-trois ans, elle possédait un timbre grave, une voix de femme légèrement atténuée, en terme d'émotions, encore que d'une qualité profonde.

Son physique était celui d'une jeune bureaucrate. Vêtue de pantalons, elle possédait des hanches très larges, comme le bas d'une poire. Elle portait des lunettes, qui masquaient son regard, un peu profond et questionneur, mais plein d'armes et de courage, et relevait ses cheveux noirs, en queue de cheval dynamique. Le chignon n'était pas mal porté, sur son visage mince, élargi vers le menton, avec une expression bonne.

Lors d'un déjeuner, elle put nous exposer son passé professionnel. A vingt-et-un ans, elle avait dirigé une équipe de salariés.

« Ce n'était pas difficile ? Vous n'étiez pas mal à l'aise ?

-Non. »

Qu'une aussi jeune femme devienne patronne d'entreprise nous fit croire qu'elle avait été placée, aidée, conseillée, valorisée, et qu'elle était probablement issue d'une bonne  famille !

Or, ce n'était pas le cas. Madame M. était issue d'un milieu défavorisé. Sa mère était une petite fonctionnaire de mairie, dotée d'une voix de cas social, maniaco-dépressive, et capable d'accueillir des inconnus en leur lançant sur la tête :

« T'es qui, toi ? Casse-toi, t'es d'extrême-droite ! »

Il nous fut curieux de voir évoluer cette jeune femme parfaite sachant ce qu'elle remettait en cause.

Elle disait des filles :

« Toutes des adolescentes ! »

Il était difficile de trouver quoi lui répondre. Il semblait qu'elle fut la seule et, parce qu'elle était la seule, elle nourrissait autant de préjugés sur autrui que la moyenne du personnel. L'abord d'une femme aussi haussée s'avéra donc frais, fermé, exigeant, jugeur, un peu conventionnel. Nous songeâmes avec jalousie qu'il ne s'agissait là que d'une exécutrice brillante.

Car nous critiquons trop, on ne se rend pas compte en France de ce que les jugements nient et démolissent : la lutte contre les inégalités de naissance.

 

Madame M. avait un compagnon et deux enfants, ce qui s'appelle aussi faire vie.

Elle nous raconta ses deux années de chômage, puis son entrain pour tout ce qui touche au social.

Elle nous faisait l'effet d'une dame forteresse, et, même si nous étions attirés, démangés de curiosité ou de pensées envers elle, lui sortir des confidences nous paraissait faire acte de violence. Nous éprouvions la délicatesse solide de cet échafaudage.

 

*

 

           Après une discussion qu'elle acheva, en nous prenant un peu narquoisement, nous nous trouvâmes à ranger des dossiers dans la salle des archives. L'ambiance fut tendue. M. – peut-être à force de travailler dans le circuit administratif – était pleine de lapsus ; elle « parlait par feuilles » et articulait par bruits. Elle était bourrée de sons retenus, explosifs ; et cependant ses lapsus interminables, semblables à ceux d'une âme en fureur qui se parle seule et finit par obtenir un effet comique ou attachant, nous parurent le fruit et d'un système et d'une étrange régulation émotionnelle. Elle devait faire des crises de larmes, de colère ou d'hystérie, terribles, mais c'était ailleurs, retranchée, là où seul un proche  irait la prendre de visage à visage. Elle agitait les feuilles nerveusement qui disaient sans cesse : Tu es d'extrême-droite – tu es d'extrême-droite.

Ses explosions phonétiques, ce jour-là, nous reprochaient de mettre en échec les enfants nés de père inconnu.

« Ma mère, dit-elle par feuilles, en secouant les pages qui produisaient une avalanche logique et audible de sons interprétables, a fait un bébé toute seule, elle m'a dit: il t'aime, je m'en suis sortie. Arrête de dire qu'on est ratés ! »

Elle était irritée, épuisée.

Refusant de céder aux sentiments ou aux aveux, quant à moi je quittai la pièce sévèrement en choquant le sol d'un bruit de pas :

« C'est la dernière fois que je me tais », dirent très distinctement mes talons.

Nous tirâmes d'une armoire le dossier administratif de Madame M. Son état civil n'indiquait ni nom du père, ni mention de paternité, ni acte de reconnaissance. Rien qui signale son existence. Elle était, parmi le personnel, une des seules de l'établissement dans ce cas. C'était évidemment troublant. Je me posai beaucoup de questions sur elle. Elle semblait beaucoup moins fragile que Marilyn Monroe.

 

*

Nous retrouvâmes M. aux toilettes. Devant le miroir. Son visage paraissait détendu. Nous étions d'avantage gênées, car nous l'aimions. Elle sourit et répartit de son mieux :

« Les toilettes sont pour tout le monde... »

Elle s'en voulait probablement – car nous avions, dans ce lycée, subi cruauté mentale, ayant été rangé sur une liste d'extrémistes. Les desiderata de cette jeune communiste semblaient peser comme autant d'autres dans les réputations.

« C'est une Desproges ? hasarda-t-elle à mon sujet, un peu perdue, dans les couloirs.

Notre réserve nous fut préjudiciable. Un jour, yeux dans les yeux, elle me félicita timidement pour avoir « mis le doigt sur tout ce qui n'allait pas en Espagne » : écrit un chapitre déplorant que la paternité y fût montrée du doigt ; l'absence de père l'avait donc blessée – mais elle ne savait quel chemin emprunter pour s'en ouvrir à l'oral, et nous proposa, en vain, d'être « un détergeant » pour tout sujet qu'il nous plairait de traiter. 

 

*

 

           Après les vacances d'été, M. se présenta au lycée, naturelle et en parfaite santé. Elle avait le teint hâlé.

Quant à moi je souriais, profondément émue. Elle était si jolie ce jour-là, des fleurs en tatouages sur les épaules dénudées, les cheveux très propres et lisses ; épanouie comme une vacancière, elle dégageait une sensualité qui fit éclater de rage et de jalousie les supérieures hiérarchiques. Il y eut un déraillement pathologique de la mâchoire chez la mûre intendante.

La jeune femme nous faisait sourire à l'intérieur à tel point que mon cœur battit de nouveau, comme au printemps, or c'était l'été de trois couleurs, vert, bleu, jaune.

« M., nous dit a proviseure, va vous aider pour les casiers des enseignants. Vous découperez les étiquettes au massicot... M., ajouta cette femme, qui tenait expressément à faire respecter tous ses employés, est de père inconnu.

-Oui, commenta celle-ci, M., c' est Djamel Debbouze. »

Je remarquai son épaule et son cou maigres, tout à coup, elle frappa les esprits en retournant son poignet en signe de handicap, et elle parut toute différente.

« Il ne faut pas l'ébruiter, précisa-t-elle, je ne veux pas être recrutée par ceux de la Manif pour tous. »

Nous rejoignîmes cette collègue dans une petite pièce de la salle des enseignants où elle massicotait. Elle travaillait près de la photocopieuse, entourée de ses bruits et de ses lapsus.

« Voilà les étiquettes avec le nom des profs », dis-je. Je m'apprêtai à commenter la fiabilité de ma liste.

-C'est suffisant, observa-t-elle. Puis, elle ajouta : « J'ai ! », avec une voix fraîche, en levant les yeux au ciel, dans l'imitation subtile d'une jeune fille célèbre sur les réseaux sociaux – ce qui nous fit éclater de rire.

 

Pour la remercier de la tendresse que je sentais naître, nous lui offrîmes un livre de poésies.

« Tu as un site Internet avec des listes de chansons, non ?

-Oui.

-Marceline Desbordes-Valmore est très musicale. »

Nous expliquâmes brièvement qu'il s'agissait d'une poétesse oubliée, mais adorée des grands créateurs de son époque. Nous évoquâmes la strophe censurée sur les canuts. Madame M. acquiesça.

« De toute façon, ajouta-t-elle, j'adore cette époque.

-Le romantisme ?

-Oui. »

 

C'était une femme à famille ; aussi cette reverdie de lycée prit fin.

 

 

 

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