RUMIKO TAKAHASHI, imaginatrice mondiale

RUMIKO TAKAHASHI, IMAGINATRICE MONDIALE

 

 

 

 

Rumiko Takahashi est une dessinatrice de manga mondialement connue, dont les plus beaux livres sont devenus rares. Elle est patrimoine – grâce à l’extraordinaire variété de son imagination. Elle est attrayante, par la simplicité du trait, le dynamisme unique, la grande inventivité et l’esthétique délicate, la capacité de geste qui fait d’elle un « auteur rétinien », en ce sens où un simple mouvement, une expression de ses dessins peuvent marquer à jamais. Il se dégage de ses albums une impression de petite et longue poésie.

Urusei Yatsura, un de ses chefs-d’œuvre, réputé peu traduisible, est une bande dessinée fatigante. Tant elle sollicite l’attention. Et captive. Fruit d’un esprit sur-actif, cette création visuelle contient des centaines d’histoires : personnages tirés des légendes et de l’espace, démons et êtres de folklore, animaux drôles à croquer : tout, à chaque récit, est remis au point de départ et éclate, avec précision, en trente pages, sur de petites cases.

A l’aube des années 1980, les photocopies sont rares et chères. « L’homme photocopie » donne un exemple de l’imagination débridée de Rumiko Takahashi, son goût du non-sens : les élèves d’un lycée, pour dupliquer un cahier de physique, font intervenir la technologie extra-terrestre : le texte du cahier est tatoué sur le corps d’un élève ; le cahier recueille des portraits de lui. Qui parlent. Le corps tatoué de l’adolescent n’élabore plus, mais répète (ce qu’on lui dit). On lui touche la tête – il s’en détache des tranches de corps, souples comme du papier, qui deviennent des doubles.

Rumiko Takahashi pratique l’art du nouvelliste accéléré. Rares sont les femmes qui se sont plus renouvelées. C’est, cependant, pour la légèreté qu’elle opte ; et l’équilibre, qui est une valeur japonaise : son personnage, Ataru, ne subit que des malheurs, mais, contre les préoccupations sociales du lecteur ordinaire, rien n’a de gravité, l’homme est souple, sans ossature ; il enroule ses jambes jusqu’aux épaules pour rentrer dans le vaisseau d’un enfant, qui l’accable de reproches. Cette femme de labeur semble avoir connu beaucoup d’enfants rois.

Désir de légèreté. Dans le récit « O bibliothèque ![1] », celle qui vient du monde des livres, chargée de les classer, par volonté d’équilibre, et pour que les mondes ne se mélangent pas, dit : « Je viens du monde des livres, je n’ai donc pas d’épaisseur ».

Le talent de Rumiko Takahashi provient selon moi de l’énorme capacité d’invention de cette femme auteur. La forme y est d’une grande richesse, le fond rare. L’impression laissée par cette Japonaise, à la lecture d’une interview ancienne[2], traduite de l’anglais, est celle d’une femme tranquille, très modeste, un peu craintive, qui prend un grand plaisir aux histoires, et qui aime écrire – car elle dit « écrire ». Elle ne sait pas pourquoi ses livres sont reçus avec succès à l’étranger : c’est, hasarde-t-elle, qu’il y a des sentiments universels. L’amour en fait partie. La curiosité de l’autre culture lui semble une idée récente, et peu courante.

Cependant, la bande dessinée japonaise, à travers les tempéraments qui reviennent – des hommes hésitants, faibles, d’une courtoisie énorme, des femmes dynamiques, fortes de caractères, colériques – semble n’avoir aucun point commun avec l’univers social des Japonais. Est-ce ainsi que les Japonais se voient, perçoivent leur vrai moi, leur « ce que je ferais si », sans la force de la vie sociale, les obligations du quotidien et l’importance patrimoniale du réalisme esthétique ? De cet univers graphique, on ne retrouve quasiment rien, dans le vrai Japon.

 

                                                           *

 

Maison Ikkoku est un très beau récit. La sobriété fait partie de son charme. C’est une bande dessinée qu’il est difficile d’abandonner tant la lecture en est douce. Des étudiants fauchés, des travailleurs pauvres, une famille monoparentale – elles sont omniprésentes chez Rumiko Takahashi – qui ne partent que rarement en vacances, dorment et boivent dans des pièces à vivre très sobres, se réjouissent des rendez-vous, des parties de tennis, et font aimer les promenades à deux, sous le ciel très noir, et les brises de l’été ; on s’y ressouvient des sensations les plus merveilleuses de la vie, celles des débuts.

L’héroïne, veuve à vingt-et-un an, y dit de ses parents : « Ils sont hautains avec moi si je suis sympathique. » Les rapports que cette famille de la bourgeoisie japonaise entretient avec la jeune femme qui occupe un emploi modeste et se fait des amis loin d’eux, rappellent des conflits de génération qui, dans le monde occidental, concernent désormais des gens de trente, quarante ans, tant les familles ayant tiré profit des trente glorieuses aiment à rappeler, à la génération suivante, ce qui est son pouvoir… économique – donc normatif. Le monde ancien se pense plus actif et rogne sur la liberté, l’intimité, et les rêves d’une pension dont le balcon en bois s’écroule.

 

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Mais, dans le vacarme d’Urusei Yatsura, j’ai trouvé un récit qui me parait illustrer une des rares morales qu’assume Rumiko Takahashi. 

Kintaro est un enfant qui vient de l’espace ; il est tiré d’un personnage de légende. Il découvre la vie des enfants terriens japonais. Il rencontre des petits en classe maternelle, à qui il est, déjà, demandé de s’interroger sur le sens de la vie, et de refuser la vie misérable de l’employé ordinaire ce qu’ils ne pourront plus faire adulte, sans doute –, et d’en désirer une vraie. Pour leur montrer la vraie vie, on choisit donc Kintaro : il est différent des autres ; c’est-à-dire qu’il porte d’autres vêtements et est d’une autre origine.

Kintaro tente, à la va-vite, de s’inspirer d’albums illustrés ; il tente un dialogue improvisé avec un camarade présent, il tente de se battre avec lui en brandissant une hachette et lance des phrases grandiloquentes, de petits soufflés, sur la valeur du combat ; il remue l’ours qu’il chevauche : « On va devenir célèbre ! »

Pour une fois, ces phrases les unes sur les autres, ces bulles creuses, provoquent chez le lecteur un troublant ennui qui rappelle le souvenir de rêves mauvais, qu’il fit jadis : rêves sans consistance, et s’étirant. Un rêve dans lequel je me vois écrire un roman, convaincre un visage, réaliser un film, raconter une histoire drôle, tenter de voler, et où les platitudes s’amoncèlent ; pages qui tournent et trainent, étalage de clichés, échec au bonheur : pas de contenu, pas de sorties de chemin : une accumulation sans nulle invention. A tel point qu’Ataru conclut : « Plus que la position sociale ou la gloire… l’important c’est l’argent ! »

Des millions de jeunes gens sont comme Kintaro. Il illustre le cauchemar gluant du créateur qui est, dit-on, en chacun, réduit à l’état psychique d’être consommant : pas une idée de lui qui soit proposée pour enchanter la vie des autres. Il n’y a pas de bonheur créatif. Mieux vaut sortir une hache.

Cette fin plate d’une série d’histoires de Rumiko Takahashi jette un regard astucieux sur les frustrations de l’homme sans imaginaire, sans imagination, sur les artistes velléitaires, et les égos en recherche de propos. Pourquoi : « Tu vis dans l’imaginaire » est-il devenu un reproche ?

 

 

                                                                                                          Avril 2018.

 

                                                                                  

                                                                                  

 

 

 

 

 

[1] « O Bibliothèque ! », volume 5, 2006, Editions Glénat (en 18 volumes).

[2] L’Effet Ripobe, n°3, juin 1993.

Date de dernière mise à jour : 08/04/2018

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