LUI, GEORGES-MARC BENAMOU

  • LUI, GEORGES-MARC BENAMOU

 

Ce texte est daté de 2004. 

 

Il est décourageant de rédiger ses souvenirs : en vingt-cinq années d’existence il me semble avoir déjà cumulé trois vies. Mais il y a des événements si singuliers, si inattendus, qu’on les perçoit encore de loin comme une fracture sur une frise chronologique, ou un pot de fleurs tombé sur votre destin. Depuis plus de trois ans, je m’enflammais jusqu’aux larmes pour un journaliste alors célèbre – cette illumination m’était venue dès la lecture de quelques articles – je rêvais à lui comme à mon père, je lui envoyais des lettres pour périr ensuite de dépression, parce qu’il ne me répondait jamais, je ramenais tout à lui et faisais des fouilles archéologiques dans les bibliothèques afin d’en savoir plus sur son passé. J’ai toujours eu besoin d’un tel homme dans ma tête, jusqu’à m’en déchirer : ce cas clinique parmi des milliers d’autres, et les recherches de figures charismatiques qui secouent sans cesse la planète, prouvent qu’il est impossible de vivre psychologiquement sans père – ce désir de père étant un des fondements de notre qualité d’humain.

Arrivée à Paris, je re-pédalai dans la dépression et jugeai urgent de rencontrer Georges-Marc Benamou, le dulciné ci-dessus nommé, parfois rebaptisé Benamoumour dans l’intimité. Je désirais en faire le deuil : la réalité serait la tombe de mes extravagances. Je téléphonai de ci de là, prête à passer sur le corps du Tout-Paris, et j’expédiai par une voie sûre la lettre suivante :

 

« Monsieur,

         Un peu de chronologie.

         Il y a bientôt cinq mois, je vous avais fait parvenir un manuscrit digne d’être lu et important à bien des égards, encore que vous l’ayez sans doute détesté, ce qui n’empêche rien. En voici la page de garde ci-jointe1.

         Début septembre, n’ayant reçu aucune réponse je vous envoie une lettre très virulente suivie d’un mot d’excuse. Aucune réponse. Quand on est comme vous on devrait envoyer des faire-parts de décès.

         M’étant depuis peu installée sur Paris, j’ai tenté de vous joindre autrement que par écrit. La seule personne à me montrer autre chose qu’une impasse fut monsieur *** , qui m’a dit que vous veniez enregistrer votre éditorial à Europe 1 le vendredi ou le samedi, sans horaire préétablie. J’ai donc passé plusieurs heures là-bas à vous guetter en vain, puis quand je suis revenue le lendemain, les standardistes ont fini par me dire que cette stabulation était inutile et qu’on ne pouvait pas me garder dans le hall toute la journée.

         Je sais seulement qu’un jour j’ai envoyé mon manuscrit quelque part et je ne sais pas ce que vous en avez fait ! J’en ai marre, marre, marre ! Je n’arrive pas à savoir si vous ne répondez pas parce que vous êtes sur-sollicité ou parce que sur le plan humain vous êtes un épouvantail. Comment le savoir puisque vous vous rendez injoignable.

         L’autre jour en vous entendant à la radio parler des confidences de Bernadette Chirac, j’ai pensé avec colère et dégoût : « Voilà à quelle littérature monsieur passe son temps. » Mes livres à moi c’est autre chose que Bernadette Chirac et je vous prierai de ne pas enfoncer davantage un écrivain très véritable qui a déjà eu assez de problème avec la censure, car c’est de cela, hélas, qu’il s’agit pour le moment.

         Je ne sais pas quoi faire. Si vous êtes un épouvantail (méprisant, n’aimant que les auteurs à paillettes, olympique etc.), ayez l’ultime politesse de me retourner mon manuscrit avec les courriers qui l’accompagnaient, tous.

         Dans le cas contraire, dîtes-moi où je peux vous rencontrer, surtout veuillez m’écrire si vous avez lu mon manuscrit, ce que vous en avez pensé, etc. Ca ne devrait pas vous être impossible puisque même les éditeurs qui ne lisent rien arrivent à répondre quelque chose.

         En espérant que je n’aurai pas à vous réécrire dans un mois, puis deux, puis trois, etc., je vous prie d’agréer, monsieur, l’expression de mes meilleurs sentiments. »

         Et toc.

         Je pensais que ce serait un coup de vent pour rien ; j’avais tant brassé de rêves, j’en avais envoyé tant, d’appels à jamais perdus ! Or, à peine une semaine après2, réveillée plus tôt que de coutume, et déjà contente d’avoir obtenu un stage dans une maison d’édition quand je ne m’y attendais pas, le téléphone sonnant, je décroche : une voix d’homme demande à me parler. Et me dit : « Bonjour, je suis Georges-Marc Benamou. »

         Ce fut le plus grand volume d’étonnement, d’effarement presque, qui m’était jamais tombé dessus.

         « Quoi ?… fis-je. Georges-Marc Benamou ?

         –  Oui… Je ne vous dérange pas ?

         – Oh non, non, pas du tout. Vous êtes vraiment Georges-Marc Benamou ?

Vous souhaitez que je vous rappelle plus tard ?…

Non, je suis seulement très surprise !

J’ai reçu votre lettre… et je n’ai rien compris. Je n’ai jamais eu votre manuscrit, ni la lettre virulente, ni le mot d’excuses… Vous les aviez envoyés par l’intermédiaire de la radio ? Ah, c’est normal, ils n’ont pas mes coordonnées. » Il a une voix souple, ailée, terriblement charmeuse, pleine de chaleur, et d’une caressante familiarité. Cherchant un lieu où nous rencontrer, il ponctue sa réflexion d’un chantonnant : « Pom pom pom », et me propose un café situé non loin du Louvre, près d’ « une Jeanne d’Arc toute dorée. »

Je m’y rends le lendemain, avec une heure d’avance, dans l’état que vous imaginez. Une tenue correcte, sans cette élégance très simple qui m’est ensuite devenue obsessionnelle, et mon manteau vert. Quand il arrive enfin, sous une colonnade – ma peur s’estompe. Je lui fais un petit signe de la main. Il tressaille de surprise en voyant mon visage. Moi aussi, je suis étonnée par sa carrure – dans son imperméable beige, il a l’air trapu, presque court, et ses cheveux, fins, effilochés, grisonnants à la pointe, formidablement ébouriffés, lui donnent l’allure d’un gros hérisson. Il m’ouvre la porte du café d’un geste aussi galant qu’enthousiaste. De profil, je vois son nez un peu recourbé et je songe que ma divinité ressemble de très près aux séfarades d’Albert Cohen.

Nous nous asseyons. Puérile, je demande un jus d’orange, et lui, prenant un café crème, s’offre une puérilité d’un autre genre en sortant un billet de… cinq cent francs. « Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi moi, qu’est-ce que vous me voulez ? » demande-t-il avec un ton d’ingénuité charmante. Quand il sourit, son œil gauche se ferme presque entièrement. Cela lui donne un air comique. Je le soupçonne d’être fort flatté ; il me regarde avec curiosité, l’air de penser : que me veut cette mignonne petite ? Je lui dis qu’il n’est pas tout à fait comme je m’y attendais.

« Comment m’imaginiez-vous ?

Ayant des cheveux… différents.

Ah ! » fit-il avec une inflexion descendante, car sans doute s’attendait-il à quelque observation sur sa manière d’être.

Les moindres méandres de cette discussion se sont gravés dans ma mémoire ; pourtant je m’efforcerai maintenant d’aller à l’essentiel, car ceci n’est pas un recueil de paroles saintes. Nous parlâmes d’Albert Cohen, qu’il avait connu dans sa prime jeunesse ; il fut surpris que je l’aie choisi pour mon mémoire de maîtrise, avec le thème de l’identité juive : « Mais pourquoi ce sujet ? » C’était un ravissement de discuter avec un homme aussi curieux, posant question sur question – la majorité des gens ont l’esprit coulé dans du plâtre.

« Et Albert Cohen, demandai-je, comment était-il ?

– Oh, c’était un vieil homme très farceur. Quand j’étais allé le voir à Genève, la première fois, j’étais si intimidé, j’avais si peur que je m’étais fait tout coquet. J’avais mis des chaussettes rouges !

– Mais c’est de mauvais goût, les chaussettes rouges ! m’exclamai-je.

         – Oui, justement, mais je ne le savais pas ! Et il me l’a d’ailleurs fait remarquer ! dit-il en tirant la langue d’un air malicieux. Pour son enterrement – il n’avait pas voulu que ce soit une cérémonie religieuse, avec le discours d’un rabbin, et il m’avait désigné à la place. Je me suis désisté, j’avais trop le trac… Enfin… tout ça, ce sont des choses qui remontent à plus de vingt ans. »

         Je lui parlai de mon travail alors en germe sur Marie Bashkirtseff : « Oh, interrompit-il, il va falloir qu’on cause. J’ai vécu à Nice, et quand j’ai lu le Journal, j’ai été intéressé par ce côté calèche blanche… » Tout ce dont nous discutions semblait ainsi promettre de nouveaux échanges et de prochaines rencontres.

« Quel genre d’écrivains aimez-vous ? hasardai-je, car il était temps de proposer mon manuscrit, Naissances à la machette.

– Balzac et Flaubert ! Ce ne sont pas seulement des auteurs que j’aime lire, je voudrais les rencontrer et pouvoir les serrer dans mes bras…

– Ah, ce n’est pas vraiment comme ce que j’écris ! fis-je en souriant, impressionnée. Et Camus ?

– Plus les années passent et plus je me sens proche des intellectuels chauds, comme lui. Je n’aime pas Sartre, parce qu’il est froid.

– Et en littérature, qu’est-ce que vous n’aimez pas ?

– Ce que je n’aime pas ?… (hésitation) Pas trop les écrivains de droite, comme Morand par exemple. Vous avez lu ?

– Non. »

Enfin il dut me quitter, et s’en alla aussi ébouriffé qu’il était venu, en promettant de me rappeler dès qu’il aurait lu mon roman. « Salut ! Ca m’a fait plaisir ! » lança-t-il en repartant sous les colonnades. La nuit tombait ; je suis allée me promener aux Tuileries, toute retournée d’émotion, regarder le ciel et l’immense roue lumineuse qui était alors montée là…

         Au bout d’un mois, les intestins perturbés, la respiration serrée et les mains tremblantes, je pris l’initiative courageuse de lui téléphoner. Benamou me répondit d’une voix énergique qu’il n’avait eu que le temps de lire la moitié de mon texte : « C’est bien, c’est très fort. Parfois c’est excessivement violent, mais s’il y a des passages incompréhensibles, certains sont tout à fait brillants, et j’ai pensé qu’il y avait là les qualités d’un véritable écrivain. » (Ce que tous les bons lecteurs m’ont dit de ce roman). Il ajouta qu’il était actuellement très sollicité et m’engagea à rappeler dans un mois, pour une discussion au café.

         C’est sans doute dans cet intervalle qu’il changea d’attitude vis-à-vis de moi. Non pas que son opinion sur ma valeur littéraire ait pu varier ; mais l’insistance de la quête du père qui apparaissait dans mon roman (à un moment le héros avoue rêver son père comme « le directeur d’un grand journal »), la ponctualité impitoyable avec laquelle je rappelai Benamou pour lui arracher ce rendez-vous qu’il m’avait fait miroiter, durent lui faire l’effet d’un incendie à contourner. Un homme moins fragile, plus fiable psychologiquement, eut su me fixer les limites dont j’avais besoin ; mais Benamou était un séducteur, c’est à dire un de ces êtres charmants, croulant sous les failles narcissiques, aimant plaire et allumer des étincelles, pourvu de ne pas assumer l’envers de cette séduction. J’avais trop bien mordu à l’hameçon : bientôt il n’arriva plus à se défaire de moi.

Je ne cache pas que cette situation me devint vite épouvantable ; et comme l’immature divinité glissait de l’extrême civilité à la muflerie extrême, monsieur faillit me tuer un soir où il oublia carrément de se rendre à notre rendez-vous. J’avalai deux somnifères et, engourdie, téléphonai à Thomas en lui pleurant à l’oreille que je voulais mourir : le pauvre garçon, paniqué, et ne sachant de quoi il était question au juste, me conseilla de persister à rappeler. L’orgueil m’était devenu très secondaire ; on a beau ne rien gagner à pourchasser un homme avec des « airs de néant sinon par lui », comme l’écrit plaisamment Saint-Simon, j’estime qu’il est parfois nécessaire, pour guérir, d’aller voir ce qui se trame jusqu’au fond du puits.

         La dernière fois que je vis Benamou3, ce fut dans un café du quatorzième arrondissement, à deux pas de chez lui – détail que je connaissais, mais n’étais pas censée apprendre. Il me laissa une impression complètement différente. Vêtu avec élégance – veste noire sur chemise blanche – il paraissait admirablement bien fait, et sa figure assombrie était de toute beauté. La chemise, un peu entrouverte, révélait les poils de son torse : j’étais sûre qu’un jour il me les montrerait. « Bon, alors ? », dis-je d’un air guilleret en m’asseyant. Et lui de me faire remarquer que c’était plutôt à moi de parler, puisque j’avais tant tenu à le voir. Sans relever cette goujaterie de mauvaise foi, je revins à mon roman. Benamou me suggéra que sa violence était de nature à effrayer les gens et que, si je publiais d’abord un autre livre plus abordable, les éditeurs se feraient ensuite moins rétifs. Il eut la gentillesse de me proposer son aide, mais je la déclinai, ayant déjà cruellement souffert d’une vingtaine de refus.

         « Vingt ! s’exclama Benamou. Et qu’écrivez-vous en ce moment ?

         – Oh, c’est très dur d’en parler… Un roman qui se passe dans le Midi… C’est très bien écrit – ce qui est un obstacle à la publication !

– Mais non, ce n’est pas un obstacle à la publication ! protesta Benamou, en prenant ma boutade au pied de la lettre.

         – Vous croyez que je serai un jour publiée ? fis-je avec une petite mine déconfite.

         – Bien sûr ! répondit-il d’un air très convaincu. Vous êtes écrivain.

         – Oh merci monsieur, ça m’encourage ! » fis-je avec le plus spontané, le plus vif et le plus éclatant des sourires. La sévérité de mon journaliste en fondit littéralement : il me rendit un sourire presque… attendri.

         Je le questionnai sur ses activités : ayant eu accès à son dossier dans des maisons d’édition, je connaissais des choses qui le stupéfièrent, et dont il refusa sèchement de me parler : « Vous êtes indiscrète ». Il m’avoua qu’il était couvert de manuscrits, qu’il lisait pour ses relations et ses amis, et que parfois cela lui devenait pénible : tous, contrairement au mien, n’étaient pas intéressants. Je savourai cette formule.

         « Ah monsieur, m’exclamai-je, vous n’êtes pas du tout comme j’imaginais !

         –  Quelle personne pensiez-vous rencontrer et qui croyiez-vous avoir en face de vous ?  me lança-t-il en relevant la tête, d’un air presque furieux. Il était tendu comme si une érotomane allait lui sauter au visage.

         – Je ne parle pas de vous au moral, parce que je ne vous connais pas (il acquiesce d’un mouvement de tête) mais… à vrai dire… C’est plutôt physique. En fait… J’ai construit un personnage à partir de vos photos, et ça me fait drôle, d’avoir le personnage de mon roman en face de moi ! »

         Un silence. Benamou garde les yeux baissés, ce qui lui donne une curieuse physionomie de chouette. Puis il sourit : de soulagement ? de vanité ? Il me demande si j’ai mis un pseudonyme à mon personnage. Oui, bien sûr. Mais ni lui ni moi ne savions alors que ce roman allait être raté.

         Il voulut lire mon mémoire sur l’Identité juive chez Albert Cohen, que je n’avais pas omis d’apporter ; de là, je lui avoue mon désir de conversion au judaïsme. « Ah bon ! » s’exclame-t-il, très surpris. Depuis le début de notre entretien, il oscille entre froideur et curiosité, retrait et aveu ; le voilà tentant de me dire qu’il est difficile d’être juif, mais il n’ose aller plus loin, de peur de rouler sur une pente autobiographique qui ferait mes délices.

         On se quitta au bout d’une heure. Il me serra la main, j’admirai son beau corps et son visage non moins superbe. L’encens lui remonta à la tête : quand je lui exprimai mon désir de connaître ses derniers articles, toute sa figure s’éclaira, il grimpa au septième ciel, puis, ayant joui, me répondit d’une voix fondante : « Je vous les ferai lire. On va se revoir. » Promesse que j’eus raison d’amortir avec plus de prudence.

         Quelques mois plus tard, je l’appelai pour savoir s’il avait lu mon travail sur Cohen ; je fus flattée de voir que, malgré la vie qu’il menait, emplie de gens du beau monde, de projets, de lectures, de voyages, de rencontres, il ne perdait jamais mon souvenir de vue. Oui, il avait lu ce mémoire : « C’est un très bon travail. Une grande intelligence – vous avez compris absolument tout ce qu’il fallait comprendre. » Et j’affirme sans fausse modestie qu’en disant cela, il ne pouvait qu’être sincère.

         Quelques lamentables tentatives pour le joindre, une lettre un peu forcenée envoyée à son domicile, où je lui proposai de lui donner tous mes manuscrits avant d’abandonner la littérature – puis je résolus de laisser le pauvre Don Juan séfarade dormir en paix. Mon cœur alla se fixer dans d’autres rêveries, plus saines et plus libres. (Ah ! Ne plus avoir le cœur pendu quelque part !…) Je m’offris même le luxe de ne garder ni regret ni rancune – me contentant de penser à quel point j’avais besoin, pour mûrir, de connaître, par le feu et par le fer, la douloureuse transition qui mène de Benamoumour à Benamufle.

                                                                                                                

 

1             Il s’agissait de « Naissances à la machette », mon premier roman. La page de garde indiquait mon nom, mes coordonnées, mon âge et le titre de l’œuvre.

2           Nous étions le 5 novembre 2001.

3           En février 2002.

Date de dernière mise à jour : 15/09/2025

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