Tentative de trottoir

TENTATIVE DE TROTTOIR

 

 

 

 

 

      L’année dernière, je passai de secrétaire à professeure. Le temps que mon dossier passe d’un service de gestion à l’autre, il fallu attendre. J’appris que je ne serai pas payée pendant deux mois.

Je n’avais aucun argent de côté. Je lus La Faim de Knut Hamsun et reconnus dans la tonalité grise du livre certains de mes anciens déboires et, dans le récit, une motivation pour attendre la fin du mois. Ma mère, heureusement, m’aida, et me sauva d’une ruine complète. Mais, la semaine avant la fin du deuxième mois, j’étais bel et bien en déficit, et je décidai, sur une impulsion, de me prostituer.

Le client que j’avais repéré était serveur dans un restaurant turc en bas de chez moi. C’était un joli garçon qui connaissait des auteurs de la poésie arabe, et me fit découvrir Nizar Qabbani. Il avait connu la guerre. En Irak, il était riche, dit-il, ingénieur aux Ministères des Affaires Sociales.

Je lui écrivis :

« Si tu veux coucher avec moi c’est la passe 100 euros, le soir, chez moi. »

Il prit contact et nous remontâmes ensemble le trottoir. Je craignis de réclamer, de taper un homme, j’étais en vérité ferme dans mon protocole. Il me donna rapidement la moitié de la somme d’argent.

« Je t’aime, c’est pour toi, dit-il, je ne veux pas dormir avec toi, j’aime dormir seul. Je te donne cet argent parce que tu ne vas pas bien, et je veux que tu sois bonne. »

Il employait l’adjectif anglais « good » qui signifiait que j’étais, à ses yeux, en situation de dévoiement moral. Sa charité était musulmane, son éthique, exigeante. En voulant me prostituer, j’étais en-dessous de lui moralement.

Nous passâmes une soirée ensemble, à une table de café. Il y avait en moi une sorte d’expansion, de l’ivresse, une bouffée de sympathie pour tous ceux qui allaient et venaient. Le visage des gens, passant près de moi, se dessinait extraordinairement. Tous me semblaient, non des passants, mais des individus profondément uniques et dignes d’amour. Ce fut une merveilleuse soirée sous le ciel bleu et rouge. Nos vies y passèrent, en français et en anglais. Je lui dis : sexe, et nous en avons seulement parlé. Je ne faisais cependant pas cette demande de bon cœur mais il est évident qu’on ne peut s’en sortir financièrement par des voies ordinaires. J’avais coutume de me montrer très accommodante avec des hommes qui cessaient vite de faire le moindre effort. L’être humain est impossible sans commerce, il abuse partout où il n’y a pas d’argent. Il gâche ce qui est gratuit.

Ce garçon fut bien et ne me trouva pas vile, pas mendiante, pas avilissante, belle.

Nous nous sommes étreints et je lui ai dit :

« Tu es indulgent. Tu lis de la poésie. »

Et cela faisait l’effet d’un vin et tout le corps dont les sensations s’accroissent et les gens qui passent, différents, distincts, avec des visages, des âmes répandues, dans un frottement bon et universel.

On ne fit pas la passe.

 

*

 

      Vint le ramadan. Je lui proposai un restaurant quand ce serait fini. Les semaines passèrent sans qu’il donnât des signes d’intérêt probant, à l’exclusion d’une énorme barbe, comme s’il avait eu une déception sentimentale ou senti peser sur lui, en pente négative, le corps et le cœur de la femme. Cette modification physionomique m’ôta toute envie de lui.

Je ne sais combien de semaines plus tard, je l’avais oublié et, comme je passai lui dire bonjour sur un bout de trottoir à l’angle du restaurant turc, histoire d’être aux nouvelles, il me héla.  

« Nous nous étions donné rendez-vous. Pourquoi n’es-tu jamais venue ?

-Si je suis venue. A la date écrite sur le téléphone. Ce jour-là vous étiez en repos, vous n’étiez pas là.

-Tu mens ! Tu es une pute, je ne t’ai pas usé.

-Ecoute, c’est terminé, je te rends la monnaie.

-Non, je n’en veux pas ! Je n’ai pas besoin d’argent. Tu mens parce que tu n’as pas honoré ton rendez-vous. J'ai payé pour un service que tu n’as pas rendu.

-Mais je suis venue ! m’emportai-je. Je n’ai pas eu de suite pendant quinze jours.

-J’avais dit : pas au boulot !

-Où alors ? »

Il cherchait à me faire sortir de mes gongs pour que je me comporte en personne hystérique, vénale, mesquine, rétrécie, le genre de harpie ou de femme à querelles qui crie dans les quartiers, et nie avoir posé elles-mêmes problème. Le patron du café était sorti observer la scène de près. Je dis à mon ancien client que ma période sans argent était terminée, que je lui rendais bien volontiers car j’étais professeure désormais.

« Toi professeure ! Tu n’es pas professeure, tu mens ! »

Je m’emportai, plus humiliée qu’une secrétaire, et le considérant dans tout son être physique, définitivement, comme un barbu imbuvable.

 

*

 

      J’éprouve de l’écœurement pour toute cette période[1].

 

 

 

 

 

 


[1] Ce texte est dédié aux jeunes femmes, communistes ou non, qui m’ont demandé ce que cela faisait de se retrouver dans une situation de prostitution, et ce qu’on y éprouvait.

Date de dernière mise à jour : 05/08/2019

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