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VOYAGE EN GRECE, partie II

Par Le 01/08/2019

GRECE

 

 

Athènes, Delphes, un demi-cahier.

 

 

Samedi 27 juillet 2019

 

      J’ai voulu prendre un bain dans la mer Egée. Au terminus du métro, à Pirée, je me suis promenée dans un quartier un peu souillon, coloré par les graffitis, sale et plein de vie, où j’ai pris une glace à la vanille. J’eus peur de m’égarer. Sur huit stations, on découvre ce corps d’Athènes très étendu – cinq millions d’habitants – plein d’immeubles, de tags, de maisons abandonnées, d’usines rouillées, de couleurs et d’arbres, d’arbustes à fleurs, qui donnent leur chaleur exotique à l’ensemble. Il faisait un vent tiède dans lequel le corps se pâme.

Athènes est sale, les peintures ne sont pas finies, les murs ne sont plus rénovés, les immeubles ne sont pas entretenus, certains à la façade délabrée sont complètement vides, on les couvre d’inscriptions, autant de signes de pauvreté. Sauf les ruines et les rues typées du centre, ce n’est pas une très jolie ville.

Sieste. Je suis facilement fatiguée, hier j’ai eu plusieurs sursauts et cauchemars avant de m’endormir.

Chaque soir, dans ma chambre, je regarde la télévision. Il y a beaucoup d’émissions politiques. Et des feuilletons dont l’intrigue se déroule dans des intérieurs de maison. Je n’ai pas vu de documentaire. Les publicités sont rudimentaires, sans technique cinématographique – juste des séries de plans. On se lasse du tout assez vite.

Sauf à Monastiraki, dans de nombreux restaurants et cafés, peu de monde. La nourriture populaire grecque n’est pas très chère, et bonne : un soir je dinai pour 7,50 euros le chiken souvlaki (frites et brochettes de poulet) et 3,50 euros le vaklava, un gâteau plein de sucre frais. Néanmoins, compte tenu des petits salaires, les prix en terrasse restent assez élevés.

Pour les Grecs, il parait que c’est comme de penser : « J’aimerais tant faire du deltaplane ! » et c’est sans arrêt ainsi, j’aimerais tant faire ceci, j’aimerais tant faire cela, et je ne peux pas !

 

 

Dimanche 28 juillet 2019

 

      « Parakalo, orange juice ! »

« S’il vous plait, un jus d’orange ». Je commence ainsi chacune de mes journées. J’achète ma boisson à un guichet désert en face de mon hôtel. Cela coûte deux euros.

A huit heures cette fois, je suis près de la place Syntagma, dans le hall d’un grand hôtel pour le ramassage du car qui me mènera à Delphes. Je suis si enthousiasmée de voir autre chose !

Le trajet dure trois heures. Nous avons quitté la plaine pour nous enfoncer peu à peu dans des montagnes silencieuses ; les premiers champs font pousser du coton de très haute qualité, du tabac, des tomates exceptionnelles – je me souvins du format énorme d’une d’elles que j’avais trouvée dans ma salade grecque.  

La guide s’appelle Effi, c’est une archéologue. Elle est polyglotte. Assez petite, brune, elle a un fort joli visage, le nez un peu rond, des yeux bleus vifs avec des cils marqués, la bouche belle, l’expression claire et vivante. « Mon vrai nom est trop compliqué pour vous », précise-t-elle.

Elle parle d’Hésiode.

Notre groupe fait escale dans un café en pleine nature. C’est bondé de touristes. Je prends place sur une chaise et lâche une banalité digne d’un t-shirt :

« Greece is beautiful ! »

Je suis très profondément heureuse et cette phrase fait sursauter le chauffeur du bus, qui a la crise économique des Grecs, j’imagine, en profonde mémoire. Mais il ne se récrie pas. Nous reprenons la route et il me semble que je vais partir en ballon par la fenêtre tellement je suis heureuse, et exploser dans le ciel.

Nous arrivons au village d’Aracova. C’est couvert de neige en hiver. Lauriers roses et blancs, pins d’hiver et d’été. Cela ressemble à la Provence et sent la même odeur. Il y fait aussi chaud. Les ruines de Delphes ne sont pas loin et nous y montons peu après. Notre guide s’enivre en anglais. Je décroche des explications, me pose contre une pierre et soupire :

« Ce n’est pas possible ! s’exclame Effi en me fixant du regard. Les gens sont superficiels, on ne peut même pas parler de métaphysique, il faut toujours aller voir ailleurs et gambader par-ci, par-là, plutôt que de penser ! »

Elle nous libère et je monte avec un Américain jusqu’au sommet des ruines, le stadium.

« Nous ne sommes pas si superficiels, dis-je à mon compagnon de parcours, à qui je me confie de cet incident. Avant de partir, j’ai lu un peu les lettres classiques. Je verrai après mes connaissances sur Delphes. C’est bien de pouvoir puiser ses références plus tard dans les paysages. »

Il reste huit colonnes d’un édifice. Deux gentils théâtres. Cela a été excavé des roches. Les ravins sont immenses et plongent entre des pics de collines.

 

*

 

      « Tout bacallise » s’exclame en français la guide, après nous avoir laissé roue libre dans deux villages. Elle discute alors de Lauren Bacall avec le chauffeur, et je reconnais dans ses phrases les mots famille, éducation, ghetto. Betty Bacall était une fille belle, pauvre, virée d’un emploi, et qui sauvait les apparences et restait élégante. Doit-on l’imiter ? La question a fait débat dans toutes les conversations et, de fait, jusqu’à mon départ, je n’ai cessé d’entendre « Bacall » dans les lieux publics où je circulais.

 

La misère à Omonia.

 

A un café, un vieux au regard perdu, pétrifiant – j’ai dit : « pauvre vieux ! »

Un homme replié dans la rue, sur un bord de trottoir. Il tient un smartphone et avec son accent prononce rapidement en français :

« Marie-Eléonore Chartier est-ce qu’on est mort ? »

Le soleil fait l’effet du soleil lorsqu’il se découpe sur des fleurs de pissenlit, un soleil vaporeux. Je réponds : « Non » un peu comme une déesse au loin, la voix gambade vers son téléphone, puis je me retourne et je vois qu’il regarde son appareil avec mutisme, sans détourner la tête.

Des hommes jettent leurs saletés dans les poubelles pleines. Quantité de détritus jonchent le sol. Quand je frôle le perron d’un hôtel, une femme assise entre deux hommes me susurre : « Hello » avec une imitation frappante du timbre de Lauren Bacall. C’est la référence haute et populaire de la pauvreté. Cette recherche a ma sympathie.

Sensations de métro, quand je passais des heures entières dans les bas-fonds de Paris, à me fondre dans la foule pauvre et qui avait des yeux intenses. Quand j’étais misérable, dans l’inconscient collectif de tous les pauvres, mêlée à tous les inconscients collectifs. Les sensations de la misère me sont revenues et j’ai aimé – mais je n’étais plus pauvre, je pouvais me faire voler mon sac comme une petite pervenche.

 

 

Lundi 29 juillet 2019

 

      Cette nuit il y a eu du bruit. Les voix de ceux que j’appelle « des internautes » et qui sont plutôt des habitués des réseaux médiatiques, ont fait distinctement leur réapparition. Tout l’hôtel craquait et résonnait. J’ai demandé gentiment à ces voix en présence pourquoi on cherchait à joindre des personnes que j’avais anciennement connues, et qui souhaitait écrire une biographie ? Ils m’ont répondu :

« C’est la Stasi. »

J’étais un peu retournée .

« Quoi, la vraie Stasi ? La suite de celle d’autrefois ? »

Je reconnus les voix de plusieurs célébrités, qui paraissaient déférées ou froides à volonté.

Je pensai à quelque chose et l’on me rapporta que le Président de la République avait été traumatisé par le film montrant Saddam Hussein, le dictateur irakien, avant sa mort, parlant tout seul et délirant face à la caméra. Or, comme on m’avait introduite à la Stasi, je m’imaginai dans la même situation.

« Elle se voit déjà comme Saddam Hussein, commenta une fille.

-Cette scène m’a traumatisé, avoua un homme dont la voix ouvrait des souvenirs.

-Vous n’êtes pas le chef de l’Etat ? demandai-je.

- (Silence…) Si.

-C’est normal alors. Quand il a été filmé avant son exécution, j’étais petite et j’ai été aussi choquée. Ma mère aussi, qui a dit : « Oui… C’est dégradant. »

-Eh bien qu’en penses-tu Emmanuel Macron, cette éducation ça fait de beaux enfants ?... « Pour élever seule ».

Je rigole.

« C’est quand même bizarre d’avoir cet ancêtre, repris-je en revenant à l’Antiquité. Macron a étranglé Tibère, l’a étouffé entre deux matelas. Il a failli m’arriver la même chose quand j’avais dix ans. Un garçon dans la cour de récréation a mis ses mains autour de mon cou et a serré. J’avais très mal, j’étouffais. Il faut absolument s’en sortir car il est impossible de souffrir plus. J’ai dit au garçon : arrête, je t’en supplie ! Il a desserré les mains. Il y a un moment atroce à passer quand on se dirige vers la mort. Pascal Quignard a tort d’y voir de la musique. Il n’y aucun rapport entre cet acte et une mélodie, même dans la pomme d’Adam[1]. »

L’un me raconte une horreur, Emmanuel Macron se met à rire.

En reconstituant certains éléments, il me vint à l’idée que ma petite chatte entendait régulièrement des conversations de la Stasi, qu’elle était embrigadée et qu’elle apprenait des mots de vocabulaire par cet intermédiaire.

« Alors nous, on est par ultra-sons », se plaignit un communiste.

La conversation s’est longtemps poursuivie. J’ai répondu à des remarques et des questions. Ce fut une nuit très agréable.

Je suis à l’aéroport, j’ai absorbé des yeux les derniers paysages grecs. Des lauriers blancs, des oliviers sur la terre orange, les montagnes pelées avec des roches et la base verte, des pins partout, une végétation ample malgré la chaleur.

 

*

 

      « Efaristo » veut dire merci en grec. C’est le mot que j’ai le plus prononcé de tout mon séjour.

 

*

 

      Avant de partir, j’ai visité l’Agora antique.

J’avais lu sur mon guide qu’il y avait des ostraka dans le musée. Ce sont les vases sur lesquels les Grecs appelés à voter écrivaient les noms des personnes que l’assemblée désignait comme étant ostracisées.

Pour sortir du système des oligarques, les Grecs incitaient fortement les pauvres à venir voter en leur remboursant la journée de travail. On arriva à un chiffre nécessaire de six-mille votants, le quorum. Dès -450, le mystos (le monde du salariat), se mit en place pour consolider l’assemblée populaire. Il y avait une indemnité de participation. Quant aux lois d’ostracisme, qui frappaient des citoyens grecs, elles furent importantes en -496, -488… L’homme d’Etat Aristide en souffrit en -482, le père de la démocratie athénienne, Périclès, en pâtit également.

Je songeais que j’avais souffert de plusieurs vagues d’ostracisme dans ma vie parisienne et que cela avait dû venir de réseaux sociaux. Des inconnus me désignaient sous des noms d’actrices, comme Gene Tierney ou Vivien Leigh, et convenaient qu’il fallait tout me refuser, car j’étais « pourrie gâtée » ou m’expédier une insulte par rencontre. Une journaliste se vanta devant moi de ne pas m’avoir interrogée et d’avoir préféré une mère de famille apprêtée.

Au musée, les vases n’étaient pas mis en valeur. Ils étaient entassés comme de simples poteries dont on ferait usage un jour, dans des armoires pleines. Je me dis que finiraient ainsi les souvenirs sur terre de ceux qui ostracisaient, en données entassées.

Le jardin de l’Agora est assez grand et vraiment beau, avec ses pierres jetées à terre, une charmante petite église byzantine et le temple presque entier d’Héphaïstos, le dieu des forges. J’ai éprouvé plaisir à me promener, de la hâte aussi.

L’avion vient de quitter la Grèce en faisant jaillir des larmes sur mon visage.

 

 

                                                                                               Fin.

 

 


[1] Pascal Quignard, La Leçon de musique, 1987, Folio, p.75-77.