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UN BEAU-PERE SOUS UN TOIT
UN BEAU-PERE SOUS UN TOIT
Je me souviens du jour où j'ai rencontré Alain B. C'était dans un petit village de Saône-et-Loire, les Varennes. La scène se déroule dans une vieille maison. Le soleil mordait la terasse en haut des escaliers de pierre. (Quelques années auparavant, mon père m'y avait donné le biberon, ce dont témoigne une photographie).
Alain B. était assis à côté de moi, sur un long banc de bois. Les coudes sans doute posés sur la table, il souriait. Il avait un grand sourire allongé. Il écoutait la conversation et y semblait immergé. Je levais les yeux vers lui et me disais, en mon for enfantin :
"Qu'il est beau ! Qu'il a l'air sympathique !"
Il y a peu, j'ai revu ce visage à Alain B. Plus de trente ans ont passé, mais il n'a pas tellement changé. En regardant le fils de mon cousin, je lui ai vu le même sourire, le même attrait, la même sympathie. Dès qu'un môme joue, il s'approche de lui et lui tend le jouet. Alain B. est un être disponible aux sourires des petits, aux amusements, aux défis, c'est pourquoi il leur plait et devient un copain de jeux.
Ma mère a eu une liaison amoureuse durable avec lui, et j'ai passé plusieurs vacances avec lui. Quand j'ai eu six ans, il m'a appris à nager sans couler. Je ne me souviens pas ensuite qu'il m'ait appris telle ou telle chose, mais nous avons partagé d'assez bons moments ensemble. Enfant, il m'a amusée grâce à des anecdotes de sa vie, menée à Lyon, dans un petit appartement célibataire, presque vide, dans lequel il gobait des oeufs crus. Il avait, aussi, cuisiné une tête de renard. A dix-sept ans, il avait perdu une de ses amies de classe, enlevée par une méningite. Il y avait quelques histoires comme cela, qui sentaient l'original.
Alain B. n'a jamais voulu donner la vie. "Je n'ai jamais voulu sortir du ventre de ma mère, a-t-il dit. J'avais déjà des rides sur le front en sortant car je voulais retourner dans le ventre. Vivement que je sois entre quatre planches."
"Ces enfants à la PMA, ce sera une suite d'abonnements au chocolat", a-t-il dit. Sur les lacunes d'une vie sans père, il a déjà le bagage possible.
Son père et une de ses soeurs ont fait les Beaux-Arts. Je me souviens de sculptures rocailleuses, épaisses, pierrales, dans un ou deux greniers de Saône-et-Loire. Il vit au-milieu des peintures, des toiles, des projets, des bricoles. Il a peint Don Quichotte sur le mur de l'escalier qui mène à la cave. Sa famille a toujours été gentille avec moi, mais je m'y suis toujours sentie assez mal-à-l'aise, sans jamais pouvoir en témoigner.
J'avais dix ans, nous nous promenions dans un grand magasin, Alain B. m'a offert un cadeau, une figurine de combattant d'un dessin animé japonais, lui qui détestait ce genre. Oh ! Cet acte désintéressé m'a vraiment réjouie.
Il ne s'est jamais occupé de mon travail scolaire, de mes lectures, de mes apprentissages, il n'était pas trop au courant de mon monde d'amis, il se trompait parfois sur mon âge. Il n'y a jamais eu d'amour, de petits gestes, de câlins entre nous et une fois seulement, j'ai voulu faire semblant de l'appeler "papa", pour voir ce que ce mot faisait. Je me suis jetée sur lui et j'ai dit : "Papa !" Il a paru surpris, le visage illuminé. J'ai ensuite éprouvé de la gêne, des remords, une honte... Ce genre de proximité avec un homme m'évoquait des queues qui se lèvent. C'est sans doute à des choses comme cela qu'on sent que ce n'est pas le père.
J'avais dix ans, ma mère a atteint un salaire mensuel de dix-mille francs. Je me disais qu'on allait passer chez les riches. J'étais fière d'elle.
Un an plus tard, elle a acheté une maison. J'ai eu le coeur crevé de devoir quitter mon appartement d'enfance.
Un an passa encore, et Alain B. déménagea chez nous. Il me semble avoir accueilli cette nouvelle avec une indifférence positive. En vérité, les relations qui se développèrent entre une enfant de douze, treize ans, et celui que je me mis à appeler "mon beau-père", furent catastrophiques. Il se montra dur et je me souviens avoir passé des mois dans mon lit, le soir, en pleurant et en imaginant des conversations meilleures avec lui. Je me mis à écrire des dossiers de synthèses et de recherches sur des sujets enfantins, pour remplacer un de ces interlocuteurs que je n'avais pas, puisque les vrais me rejetaient. Les gens de mon entourage proche, le voyant charmant et en sourires, comme je l'avais vu moi-même à l'âge de cinq ans, ne soupçonnaient pas le moins du monde à quel point il pouvait être difficile à vivre quand la maison fermait ses portes.
En première, j'eus une camarade de classe, Mlle M. Son père était mort, elle avait dix ans.
"Je l'adorais, il était l'homme de ma vie, me raconta-t-elle. Il s'est irrité un grain de beauté. Il est mort d'un cancer."
Au lycée, l'angoisse, la peur, la solitude mangeaient mon espace comme un placenta. Sentimentalement, je recherchais les hommes vieux. C'était une suite de trains bleus qui foutaient le camp. Cela stupéfia Alain B. Il était convaincu d'être l'homme idéal, qu'allais-je voir ailleurs ? Il était d'une dureté sidérante.
La mère de Mlle M., s'était remariée avec un homme qui travaillait aux éditions Verdier. La jeune fille, en mauvais termes avec lui, l'évoquait chaque jour d'un air narquois et distant : "Avec mon beau-père... mon cher beau-père... ce cher monsieur... toujours aussi agréable." En parler avec elle a dû me faire du bien.
Elle est bien jolie, cette maison d'adolescence, à Talant ; j'y suis heureuse enfin. Le dimanche après-midi, sur une table de la terrasse, mes yeux se jètent dans le Lac Kir, bordé de plages et d'un lacet gris. Je vois le petit New-York d'en face, la série d'immeubles blancs de Fontaine-d'Ouche. Chaque année, les feux d'artifices éclatent dans le ciel. Un plateau vert s'étend à droite. Le soleil vient border la table où je lis le recueil d'une poétesse américaine, où je travaille ma dissertation. Un voisin circule, une voisine passe, je dis bonjour. C'est un pâté de maisons collectives, il n'y a quasiment pas de grillages. D'une nature routinière, je vis des doux moments de lectures et de connaissances.
Il n'y a jamais eu de discussions entre Alain B. et moi. Bien qu'il soit doué du sens de l'humour, être en élocution devant lui m'est toujours difficile et demande une importante doigtée. C'est une habitude, pour nous, d'avoir été côte à côte dans la même maison, sans savoir quels étaient au juste nos liens. Il semble m'avoir très longtemps regardée de haut. A trente-neuf ans, je sens toujours chez lui un grand plaisir à m'infantiliser et à hausser la voix. Quelques épisodes sont allés trop loin.
On m'a donc demandé d'écrire sur mon beau-père, mais il n'y a rien à dire sur Alain B. Ecrire une histoire demande un peu de bonheur. L'écriture exutoire, comminatoire, relève de la chambre psychanalytique. Une proximité gênante, pesante, le sentiment de passer près d'un couvercle de cocotte-minute, quand il hante la même cuisine, un ton inadéquat de lui à moi, le fait de préférer une relation superficielle, et de ne rien oser demander, telles sont les dernières conclusions que je peux tirer à la règle, sur une histoire toute en douleurs.
Bibliographie :
Christine Angot, Un amour impossible, roman, Flammarion, 2015.
Michèle Gazier, Le Nom du père, dessins de Juliette Lemontey, les éditions du Chemin de Fer, 2018.
Christiane Olivier, Les Fils d'Oreste ou la question du père, Flammarion, 1994.