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DANS SA BULLE
DANS SA BULLE
Rien n’est plus émouvant que d’évoquer les morts d’il y a trente ans ; j’en connus un qui vécut dans sa bulle.
Ce fut un de mes premiers attachements extra-humains.
Il s’agissait d’un poisson rouge, mais de quelle variété ? J’ignore le nom latin qui le caractérise mais j’imagine que cela sonne comme un nom de champignon.
De mon poisson rouge, j’ignorais aussi le sexe ; il me prit le désir d’en faire un mâle. Son prénom, Bubulle, rond comme une circonférence, promettait autant de variété que sa vie en aquarium ; une redite dans les syllabes faisait écho à son vendre rebondi.
C’était un très beau spécimen de l’espèce : Bubulle était rond et se mouvait gracieusement avec de grandes nageoires blanches évanescentes. Ce poisson avait des voiles. Dans le bassin, il faisait des vrilles pour s’amuser.
Il était un divertissement et j’imaginais que sa vie était pleine d’allant. Le nombre de fois où un poisson rouge peut se retourner dans un aquarium ne nous pose aucun problème : il nous faut pourtant calculer le nombre de longueurs que ces animaux retranchent de leur cerveau, pour avoir la vie supportable. C’est un miracle.
Bubulle n’était pas un animal maltraité : son aquarium était assez grand, doté d’un couvercle noir, orné de plantes ; l’eau était régulée par un filtre ; ma mère vidait et nettoyait l’ensemble. Il avait deux compagnons de nage, demeurés dans son ombre. Peut-être fut-il un poisson heureux.
Idiote comme il est donné de l’être à mon âge, je forçais Bubulle à jouer avec moi : je le poursuivais avec ma main géante. La pauvre bête s’enfuyait, paniquée. Le sadisme ne connaît aucune pitié.
Peut-être avec et en raison de ce sadisme, j’adorais Bubulle. Sa vie dura un an – ce qui est long, dans la vie d’un enfant.
Un jour, mon poisson remonta à la surface. Mon beau-père, qui venait de poser ses pieds dans la cuisine, le retira de l’aquarium et le jeta à la poubelle, comme s’il se fût agi d’un détritus. Je dormais et quand je l’appris, je fus terriblement choquée. Depuis, je défends les animaux et il me semble inconcevable qu’on les assimile à des objets, des choses non-vivantes. Je regretterai toujours que mon adorable poisson n’ait pas eu de sépulture.