LES CARNETS POETIQUES
Pierre Chartier était mon père. Il est né à Beaune en 1953. Il faisait des tournées dans un groupe où il était guitariste et interprète. Il s’est suicidé en Bretagne en 1981.
Il avait appris le grec et, outre un vocabulaire très développé, on ressent chez lui l’influence des lectures de Rimbaud, du Mexique d’Antonin Artaud, de Breton, du bouddhisme, des auteurs américains et des poètes japonais.
Il tenait à devenir un auteur célèbre. Il faisait imprimer ses poèmes sur des cahiers reliés. Ces derniers ont été écrits entre vingt-et-un et vingt-trois ans. Néanmoins, pour les sauver et les proposer à la lecture, il m’a fallu les mettre en extraits.
PETIT ROMAN ESPAGNOL
Les joncs du bord de l’étang
De tes yeux ;
Flotte une brume
La petite demoiselle
Va pêcher les citrons de la lune
Les grands oiseaux paisibles
Initiés
Au souvenir de la buée, du corail
L’adolescent sourire
De la nuit brune et des semailles (…)
BALLADE LAIDE
Dans un cimetière de Lotharingie
Il y avait un homme qui rêvait la nuit
Et la lune-lèpre sur sa tête blonde
Coulait en pleurant les yeux des colombes
Si tous les crétins avaient des fesses
On ne saurait plus où s’assoir
L’ombre du laurier frémit dans le soir
Les vents en cadence méditent l’espoir
Dans la fleur qui saigne au long des jours soyeux
Se prépare un soleil pour l’amour de tes yeux
Si tous les gars du monde étaient manchots
Les pingouins se donneraient la main.
VOYAGE
(extraits)
J’avais d’abord marché vers l’Est
Car de l’Est vient tout ce qui est sage.
Ils m’apportèrent des colliers de sélénites
Et sur mon front flottèrent la myrrhe et le cinname.
Le second jour vinrent à moi les nobles
Aux robes de soie pourpres brodées de béryls.
L’odeur de la fumée était semblable
A celle de l’amande rose au printemps.
Et tout cela était beau
Et pourtant n’était rien
Car moi qui voyais danser des polichinelles dans les juqueboîtes
Qui écoutais dans mon théâtre intérieur
Des monologues de l’orient antique
Je reviens…
Je reviens dans un petit train paranoïaque
Et inspirateur des bluesmen du Sud
Je suis un employé du métro ;
Et je rêve…
C’est ma parole entravée
C’est mon cœur défoncé
C’est mon âme trafiquée
Et le cri des oiseaux qui s’effeuille
C’est un cortège de vies, des bulles étonnées
C’est un chemin tranquille qui ne mène à rien
C’est un nuage qui passe sur la lande
C’est parce que etc… la révolte.
Et toi, être de beauté, au regard de pivoine
La Dame à la Licorne, la Nouvelle Hérodiade
Mon sérum de vérité
Tu sais que par l’aube oubliée mon corps est transparent
Où étais-tu quand j’avais besoin de toi ?
Nos sœurs au carrefour tendront leurs bras de lait ;
(Tu vois bien, tout s’en va comme vent dans les blés)
Et tes yeux sont paisibles
Et tes lèvres naïves
Viens nous suivre au pays
Des enfants aux corps purs
Et aux âmes tangibles
Dans l’herbe tendre une fille s’éveille
D’un baiser d’arc-en-ciel sur son front d’opaline ;
Et son sourire est un abricot.
Avec elle mourra la sagesse
Où étais-tu quand j’avais besoin de toi ?
*
Un cygne sur le lac
Où repose
Un grand sommeil.
Lotus.
*
PIERROT’S BLUES
Un et deux
Le serpent n’a pas de queue
Et il monte
Il fait fleurir les lotus
Il fait craquer les membres
La croix est sanglante
Maha-Sukha
Pwêt pwêt
Le serpent monte. (…)
Comme tu as besoin d’être aimé !
A travers l’encens ou n’importe quoi
Et pendant ce temps
On t’a classifié
Gommé
Trahi sans haine
Et tes yeux brillent.
Qui cherche qui
Fait le trottoir
Une fois de plus
Qui est-ce qui a quelque chose à perdre.
TROIS HAIKUS
Un chant clair dans la forêt d’ardoise :
Les flaques, où tremblent les bruyères.
*
Les anémones fanées dans le pot de terre ?
Combien d’étoiles qui pleurent à la fenêtre.
*
Les brindilles givrées
Le long du chemin
Bijoux princiers
Elles fondent dans ma main.
TEMPOREL
(…)
Un prophète aux yeux sans fond vint chanter des
Odes mystiques et barbares et rasséréner le
Concept de folie.
Le ciel était surréel et dans les forêts celtiques
Ou slaves, les peuples hagards imploraient encore
De froides étoiles.
Un joueur de luth fut trouvé mort dans le jardin andalou
La fumée des sacrifices déserta les autels
Les sens étaient calcinés.
Le voyage était inexorable…
Mais cependant au matin, les notes
Du piano s’égrenèrent sur les marguerites d’un
Pré très héraldique, et dans la rosée brumeuse et
Tremblante, on entendit au loin tinter les grelots
Des petits nains rouges ;
On comprit alors que l’amour-phœnix avait connu
Sa renaissance.
Et l’on retourna le sablier.
CHANSON
Dans le manoir
Il y a longtemps que je t’aime
Il y a des gouttes de brume
Des cartes postales sur le mur blanc
Un tambour anachronique
Des rêves synthétiques
Un grand cirque qui vous attend.
Dans le manoir
Jamais je ne t’oublierai
Jamais le temps ne passe
On démolit l’espace
Applaudissez-les
Sur le fil du néant
Les ambulances ricanent en saignant
Dans le manoir
Il y a longtemps que je t’aime
Il y a des plages brunes
Un écureuil de septembre
Un « exprès pour t’embêter »
Une raison d’espérer
Un pantin désarticulé.
*
à Patrick
Un chemin de douce menthe
S’est égaré à ton front
Vigne amère
Pâles balbutiements
Ame multicolore percée d’aiguilles vives
Reflet silencieux d’une étoile nue.
OMBRES ET CORDES (fin)
C’est lui le vieil homme qui consent au malheur
Il nous regarde au fond des yeux
Sur le pas de sa porte
Il a besoin de tendresse
Il mourra devant sa télé
Il est comme nous
Comme nous.
Pierre Chartier, 1974-1976.